— Cela explique la boisson, alors, tranche le médecin, dont le ton sardonique a un parfum de réglisse. Il paraît qu’elle fait des merveilles pour le mordant. – Il va à la porte, l’ouvre, et un noz indien entre pour emmener Landsman. – Dans mon expérience, inspecteur Landsman, si vous permettez – Le médecin conclut sa logorrhée personnelle. –, les personnes qui s’inquiètent de perdre leur mordant souvent ne voient pas qu’elles l’ont déjà perdu depuis longtemps.
— Ainsi parle le pandit, commente le noz indien.
— Mettez-le sous les verrous, dit le médecin, jetant le dossier de Landsman dans le plateau fixé au mur.
Le noz indien a une tête pareille à un nœud de séquoia, avec la pire coupe de cheveux qu’ait jamais vue Landsman, une espèce d’hybride improbable entre la brosse et la banane. Par une suite de couloirs suivis d’un escalier de fer, il conduit Landsman à une cellule au fond de la prison St. Cyril. Une porte blindée ordinaire, sans barreaux. Les lieux sont raisonnablement propres et bien éclairés. Sur le lit superposé, un matelas, un oreiller et une couverture bien pliée. Les W.-C. ont un siège. Un miroir métallique est boulonné au mur.
— La suite réservée aux V.I.P., annonce le noz indien.
— Vous verriez l’endroit où j’habite, répond Landsman. C’est presque aussi luxueux qu’ici.
— Rien de personnel, ajoute le noz. Le principal voulait s’assurer que vous le sachiez.
— Où est le principal ?
— Il traite votre affaire. Nous avons enregistré une plainte de ces gens, il a neuf parfums de merde à traiter. – Un sourire dénué d’humour déforme sa figure. – Vous avez salement amoché ce petit boiteux de Juif…
— Qui sont-ils ? demande Landsman. Sergent, merde, que peuvent manigancer ces Juifs là-bas ?
— C’est un foyer d’accueil, répond le sergent avec la même brûlante absence d’émotion que le Dr Rau mettait dans ses questions sur l’alcoolisme de Landsman. Pour les jeunes Juifs difficiles, aux prises avec le fléau de la délinquance et des drogues. En tout cas, c’est ce qu’on m’a dit. Faites un bon petit somme, inspecteur.
Après le départ du noz indien, Landsman rampe dans son lit, tire la couverture au-dessus de sa tête. Avant de pouvoir se retenir, avant même d’avoir le temps de sentir quelque chose et d’avoir conscience de le sentir, un sanglot se détache d’une profondeur intime de son être et emplit sa trachée-artère. Les larmes qui lui brûlent les yeux sont comme ses tremblements d’alcoolique : elles ne servent à rien, et il a l’impression de ne pas pouvoir les surmonter. Il plaque son oreiller sur son visage et comprend pour la première fois l’extrême solitude dans laquelle l’a laissé la mort de Naomi.
Pour se calmer, il revient à Mendel Shpilman sur son lit de la chambre 208. Il s’imagine étendu à sa place sur le lit escamotable, dans cette cellule tapissée de papier peint, en train de refaire les coups de la seconde partie d’Alekhine contre Capablanca à Buenos Aires en 1927, pendant que l’héro transforme son sang en un flot de sucre et son cerveau en une langue pendante. Donc. Autrefois il s’était vu tailler un costard de Tsaddik Ha-Dor, puis avait jugé que c’était une camisole de force. Très bien. S’était ensuivi un tas d’années perdues. Arnaque aux échecs pour se procurer l’argent de la drogue. Hôtels minables, où il tentait de se dérober aux destins incompatibles choisis pour lui par ses gènes et son Dieu. Puis, un jour, des individus le débusquent, lui secouent les puces et l’emmènent à Peril Strait. Un lieu médicalisé, des installations qui doivent leur construction aux Barry, Marvin et Susie de l’Amérique juive, et où on peut le désintoxiquer et le retaper. Pourquoi ? Parce qu’ils ont besoin de lui, parce qu’ils ont l’intention de le rendre utile. Et il veut bien les suivre, ces individus, il accepte de son plein gré. Naomi n’aurait jamais transporté Shpilman et son escorte si elle avait flairé une forme de contrainte dans sa mission. Il y a donc là-dedans quelque chose qui intéresse Shpilman – fric, espoir de guérison ou de gloire retrouvée, réconciliation avec sa famille, possible récompense en drogues… Mais quand il débarque à Peril Strait pour commencer sa nouvelle vie, quelque chose le fait changer d’avis. Quelque chose qu’il apprend, comprend ou voit. À moins qu’il n’ait seulement froid aux pieds. Il appelle au secours la femme qui a rendu service à quantité de gens, les plus paumés en général, parce qu’elle était la seule amie qu’ils avaient au monde. Naomi revient le chercher avec son avion, changeant son plan de vol en route, et trouve la fille du pâtissier pour l’emmener dans un motel bas de gamme. En récompense de son audace, ces mystérieux Juifs provoquent le crash de l’avion de Naomi. Puis ils se lancent à la recherche de Mendel Shpilman, qui a de nouveau touché le fond et se cache de ses autres moi possibles. Étendu là, dans sa chambre du Zamenhof, à plat ventre sur le lit, trop défoncé pour penser à Alekhine et à Capablanca ou à la défense indienne de la reine. Trop défoncé même pour entendre qu’on frappait à sa porte.
— Tu n’as pas besoin de frapper, Berko, dit Landsman. Je suis en prison.
Un cliquetis de clés retentit, puis le noz indien ouvre la porte. Berko Shemets se profile derrière lui. Il s’est habillé comme pour un safari dans le Grand Nord. Jean, chemise de flanelle, bottillons de randonnée en cuir à lacets, gilet de pêcheur brun-gris équipé de soixante-douze poches, sous-poches et sous-sous-poches. À première vue, malgré sa corpulence, il ressemble presque au trekkeur moyen de l’Alaska. On distingue mal l’insigne de joueur de polo qui orne sa chemise. À son habituelle calotte discrète, Berko a préféré un modèle surdimensionné, brodé et cylindrique, un fez pour nains. Berko en rajoute toujours sur son côté juif quand il est forcé de se rendre dans les Indianer-Lands. Landsman ne peut pas le voir de là où il est, mais son coéquipier porte probablement aussi ses boutons de manchettes en forme d’étoile de David.
— Je suis désolé, lui dit Landsman. Je sais, je suis toujours désolé, mais cette fois-ci, crois-moi, je ne pourrais pas l’être davantage.
— Nous en reparlerons, répond Berko. Viens, il veut nous voir.
— Qui veut nous voir ?
— L’empereur des Français.
Landsman se lève de son lit, va vers le lavabo, s’asperge le visage d’eau.
— Je suis libre de partir ? demande-t-il au noz indien en franchissant la porte de sa cellule. Vous me confirmez que je suis libre de partir ?
— Vous êtes un homme libre, dit le noz.
— Pince-moi, je rêve, murmure Landsman.
33.
De son bureau d’angle au rez-de-chaussée du poste de police de St. Cyril, l’inspecteur principal Dick a une belle vue sur le parking et ses six conteneurs Dumpster, étamés et cerclés comme des vierges de fer contre les ours. Derrière eux un champ subalpin, puis le mur du ghetto couronné de neige qui tient les Juifs en respect. Affalé sur le dossier de son fauteuil de bureau réduit aux deux tiers, bras croisés, le menton enfoncé dans la poitrine, Dick a les yeux fixés sur la fenêtre à deux battants. Non sur les montagnes ou le champ vert-de-gris dans le jour finissant, enfumé de volutes de brouillard, ni même sur les Dumpster blindés. Son regard ne va pas plus loin que le parking – pas plus loin que sa Royal Enfield Crusader 1961. Landsman connaît bien l’expression de Dick. C’est celle qui accompagne le sentiment que lui-même éprouve en regardant sa Chevelle Super Sport ou le visage de Bina Gelbfish. La tête d’un homme qui sent qu’il n’est pas né dans le bon monde. Il y a eu erreur, il n’est pas à sa place. De temps en temps il sait qu’il s’accroche, tel un cerf-volant à un câble téléphonique, à quelque chose qui semble lui promettre un foyer en ce monde, ou le moyen d’en trouver un. Une belle américaine fabriquée dans sa lointaine enfance, par exemple, ou une moto qui a appartenu jadis au futur roi d’Angleterre, ou encore le minois d’une femme plus digne d’amour que lui.