— J’espère que tu es habillé, lance Dick sans se détourner de la fenêtre. – La flamme mélancolique s’étant éteinte dans ses yeux, son visage est désormais de pierre. – … À cause des choses dont j’ai été témoin dans ces bois… Bon Dieu, il m’a presque fallu brûler ma putain de peau d’ours ! – Il feint un frisson. – La nation tlingit est loin de me payer assez pour compenser l’obligation de te regarder batifoler en petite tenue.
— La nation tlingit, répète Berko Shemets, faisant intrusion dans le mobilier du bureau de Dick et prononçant ces mots comme si c’était le nom d’une arnaque célèbre ou une déclaration sur l’emplacement de l’Atlantide. Comment ça ? Les salaires sont encore payés par ici ? Parce que Meyer vient juste de me dire que ce pourrait ne pas être le cas.
Dick se retourne avec une lenteur paresseuse. Un coin de sa lèvre supérieure se retrousse, découvrant quelques incisives et canines.
— Johnny le Yid, articule-t-il. Tiens, tiens. Nounours et tout le bataclan. Et il est visible que tu n’as eu aucun mal récemment à bénir le beignet philippin.
— Je t’emmerde, Dick, espèce d’avorton antisémite !
— Je t’emmerde, Johnny, toi et tes insinuations de dégonflé sur mon intégrité d’officier de police !
Dans son tlingit pittoresque mais un peu rouillé, Berko exprime le vœu de voir un jour Dick couché dans la neige, mort et sans chaussures.
— Va chier dans l’océan ! rétorque Dick dans un yiddish impeccable.
Ils s’avancent l’un vers l’autre, et le gros donne l’accolade au petit. Ils se frappent mutuellement le dos, cherchant les points tuberculeux de leur amitié moribonde, faisant résonner les profondeurs de leur ancienne inimitié comme un tambour. Pendant l’année de malheur qui avait précédé sa défection et sa reddition au côté juif de sa nature, avant que sa mère soit écrasée par un camion fou rempli de Juifs déchaînés, le jeune Johnny Bear avait découvert le basket et Wilfred Dick, alors arbitre de 1,27 mètre. Ce fut la haine au premier coup d’œil, le genre de grande haine romantique qui, chez les garçons de treize ans, est indiscernable de l’amour ou le plus près qu’ils puissent s’en approcher.
— Johnny Bear, reprend Dick. Quoi de neuf, espèce de sale géant juif ?
Berko lève les épaules en se frottant la nuque d’un air penaud, ce qui lui donne l’air d’un pivot de treize ans qui vient de voir une petite balle vicieuse gicler devant lui sur le trajet du panier.
— Ouais, Willie D., hé ! répond-il.
— Assieds-toi, espèce de gros salaud, ordonne Dick. Toi aussi, Landsman, avec tes vilaines taches de rousseur sur la raie du cul.
Berko sourit et tous s’asseyent, Dick de son côté du bureau, les policiers juifs du leur. Mis à part ledit bureau et son fauteuil, les deux sièges réservés aux visiteurs sont à échelle normale, ainsi que les rayonnages de livres et tous les autres meubles de la pièce. L’effet de fête foraine donne mal au cœur. Ou peut-être est-ce un autre symptôme du manque éprouvé par l’alcoolique. Dick sort ses cigarettes noires et pousse un cendrier en direction de Landsman. Il se renverse dans son fauteuil, pose ses bottes sur le bureau. Il porte sa chemise Woolrich les manches remontées ; ses avant-bras sont bruns et noueux. Des poils gris et bouclés passent la tête par son col ouvert, et ses lunettes chic sont rangées dans sa poche de chemise.
— Il y a tant de gens que je préférerais avoir en face de moi, déclare-t-il. Des millions, réellement.
— Alors ferme tes putain d’yeux, suggère Berko.
Dick l’écoute. Ses paupières sont sombres et luisantes, comme meurtries.
— Landsman, dit-il, apparemment content de ne plus les voir, comment as-tu trouvé ta chambre ?
— Les draps sentaient un peu trop la lavande pour mon goût, répond Landsman. Sinon je n’ai pas à me plaindre.
Dick rouvre les yeux.
— En tant qu’agent de la force publique dans cette réserve, j’ai eu la chance d’avoir relativement peu de relations avec les Juifs au cours des ans, commence-t-il. Oh ! Et avant qu’un de vous deux se creuse le sphincter sur mon prétendu antisémitisme, permettez-moi de stipuler d’entrée que je me fous et contrefous d’offenser vos culs de porcophobes ou non. Tout bien considéré, je dirais même que j’espère bien que ce sera le cas. Le gros en face de moi sait fort bien, ou il devrait savoir, que je déteste tout le monde également et sans discrimination, ni distinction de croyance religieuse ou d’A.D.N.
— Compris, acquiesce Berko.
— Nous sommes dans les mêmes dispositions à ton sujet, ajoute Landsman.
— Mon point de vue, c’est que les Juifs racontent des bobards. Mille et une couches stratifiées de politique et de craques polies pour en mettre plein les mirettes. Donc je crois exactement point barre deux pour cent de ce qui m’a été raconté par ce soi-disant Dr Roboy, dont les références, à propos, se révèlent légitimes mais salement plombées par la manière dont tu as fini par dévaler ce chemin en sous-vêtements, Landsman, avec un cow-boy juif qui te canardait par la fenêtre de sa voiture.
Landsman se lance dans ses explications, mais Dick lève une de ses mains de petite fille aux ongles propres et brillants.
— Laissez-moi finir. Ces messieurs, non, Johnny Bear, ce ne sont pas eux qui me versent mon salaire, je t’emmerde en long, en large et en travers. Mais par des moyens qu’il ne m’est pas donné de comprendre et sur lesquels je n’ai aucune envie de spéculer, ces messieurs ont des amis, des amis tlingit qui, eux, me versent mon salaire ou, pour être précis, siègent au conseil qui me le verse. Et si ces anciens et sages tribaux devaient me signifier qu’ils ne s’offenseraient pas si je réservais une chambre pour ton coéquipier ici présent et le gardais à vue sur les chefs d’infraction à la propriété privée et de cambriolage, sans oublier une poursuite d’enquête illégale et irrégulière, alors c’est ce que je me verrais contraint de faire. Ces écureuils juifs de Peril Strait, et je sais que vous savez qu’il m’en coûte de dire ça, pour le meilleur ou pour le pire ce sont mes putain d’écureuils juifs. Et leur installation, aussi longtemps qu’ils l’occupent, tombe sous le couvert et la protection de la police tribale. Même si, malgré tout le mal que je me suis donné pour tirer ton cul taché de son de là et te traîner ici, où je t’héberge à grands frais, même si ces Juifs ne semblent pas se désintéresser de vous…
— En parlant de logorrhées, dit Landsman à Berko, avant de s’adresser à Dick : Ils ont un médecin là-bas, je crois vraiment que tu devrais le consulter.
— Mais, bien que je rêve de t’envoyer te faire pendre le cul à un crochet par ton ex-femme, Landsman, reprend à toute allure Dick, et malgré tous mes efforts, je ne peux me résoudre à vous laisser partir sans vous poser une question, même en sachant d’avance que vous êtes tous deux des Juifs qui se posent là, et que toute réponse que vous me fournirez va seulement s’ajouter aux couches de bobards qui m’aveuglent déjà de leur insoutenable éclat juif.
Ils attendent sa question, et elle arrive. L’attitude de Dick se durcit. Toute trace de verbosité ou de taquinerie disparaît de son langage.
— Nous parlons d’un homicide ?
— Oui, répond Landsman, pendant que Berko, lui, dit :
— Officiellement, non.
— De deux homicides, insiste Landsman. Deux, Berko. J’inclus aussi Naomi.
— Naomi ? s’étonne Berko. Meyer, qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
Landsman reprend toute l’histoire depuis le début, sans omettre aucun élément significatif, des coups frappés à la porte de sa chambre du Zamenhof à son entretien avec Mrs Shpilman, de la fille du roi de la tourte qui l’a orienté vers les archives de l’administration fédérale de l’aviation à la présence d’Aryeh Baronshteyn à Peril Strait.