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— Hébreu ? s’étonne Berko. Des Mexicains qui parleraient hébreu ?

— J’ai eu cette impression, insiste Landsman. Ce n’est pas non plus l’hébreu de synagogue.

Landsman reconnaît l’hébreu à l’oreille. Mais l’hébreu qu’il a appris porte la marque de la tradition, c’est celui que ses ancêtres ont emporté avec eux pendant les millénaires de leur exil européen, huileux et salé tel un filet de poisson fumé pour conservation, avec une chair au fort parfum de yiddish. Ce type d’hébreu n’est jamais employé dans la conversation, il ne sert qu’à parler à Dieu. Si c’était de l’hébreu que Landsman avait entendu à Peril Strait, ce n’était pas la vieille langue des harengs salés mais un dialecte corsé, un langage rempli de pierres et d’alcali. Pour lui, il ressemblait à l’hébreu apporté par les sionistes en 1948. Ces Juifs endurcis du désert s’y étaient accrochés farouchement dans leur exil mais, comme pour les Juifs allemands avant eux, ils furent submergés par l’abondant tumulte yiddish, ainsi que par la douloureuse association de leur langue avec un échec et un désastre récents. Pour autant que sache Landsman, ce type d’hébreu a disparu, hormis chez quelques derniers irréductibles qui se retrouvent tous les ans dans des salles solitaires.

— Je n’ai saisi qu’un ou deux mots. Ils parlaient vite et je ne pouvais pas suivre. C’est ça l’idée, je pense.

Il leur parle de son réveil dans la chambre où Naomi a gravé son épitaphe sur un mur, de la caserne, du stage d’entraînement et des groupes de jeunes gens oisifs armés.

Et pendant qu’il parle, Dick est malgré lui de plus en plus intéressé. Il pose des questions, fourre son nez dans l’affaire avec une passion instinctive et têtue pour le grabuge.

— J’ai connu ta sœur, dit-il alors que Landsman termine sur son sauvetage dans les bois de Peril Strait. J’ai été désolé au moment de sa mort. Et ce sacré emballeur de caramels a l’air d’être exactement le genre de corniaud perdu pour lequel elle aurait risqué ses fesses !

— Mais qu’attendaient-ils de Mendel Shpilman, ces Juifs et leur visiteur qui n’aime pas les remous ? intervient Berko. Voilà le passage qui m’échappe. Que fabriquent-ils là-bas ?

Aux yeux de Landsman, ces questions sont inévitables, logiques, des questions clés, mais elles semblent refroidir les ardeurs de Dick pour leur affaire.

— Vous n’avez rien de tangible, dit-il, la bouche réduite à un trait d’union exsangue. Et permets-moi de te dire, Landsman, avec ces Juifs de Peril Strait, on est loin du compte. Ils ont tant de poids derrière eux, messieurs, je vous assure, ils pourraient vous tailler un diamant dans un étron fossilisé.

— Que sais-tu sur eux, Willie ? demande Berko.

— Je sais que dalle.

— L’occupant de la Caudillo, lance Landsman. Celui à qui tu es allé parler. Il était aussi américain ?

— Je dirais que non, un raisin sec de Yid. Il n’a pas voulu me dire son nom. Et je ne suis pas censé faire d’enquête. Étant donné que la politique officielle de la police tribale en ce qui concerne cet endroit, comme je crois l’avoir peut-être déjà mentionné, est « je sais que dalle ».

— Allez, Wilfred, plaide Berko. Il est question de Naomi.

— J’en suis conscient. Mais j’en sais assez sur le compte de notre Landsman – merde, j’en sais assez sur les inspecteurs de la brigade des homicides, point – pour savoir que, sœur ou pas sœur, on n’est pas là pour découvrir la vérité. On n’est pas là pour rectifier l’histoire. Parce que vous et moi, messieurs, nous savons que l’histoire est ce que nous décidons qu’elle est et, aussi belle que nous la rendions, à la fin ce n’est pas une histoire qui changera quelque chose pour les morts. Ce que tu veux, Landsman, c’est rendre la monnaie de leur pièce à ces salauds. Mais ça ne risque pas de se produire. Tu ne les auras jamais. Merde, c’est impossible !

— Willie boy, insiste Berko. Mets-toi à table. Ne le fais pas pour lui, ne le fais pas non plus parce que sa sœur Naomi était une fille géniale.

Le silence qui suit ses paroles fournit à Dick une troisième raison de les mettre au parfum.

— Tu es en train de me dire que je devrais le faire pour toi.

— Oui, je le dis.

— À cause de tout ce que nous avons représenté autrefois l’un pour l’autre au printemps de notre existence.

— Je n’irais peut-être pas jusque-là.

— Merde, c’est tellement touchant ! déclare Dick, se penchant en avant pour enfoncer le bouton de son interphone. Minty, sors ma peau d’ours de la poubelle et apporte-la-moi ici, afin que je puisse gerber dessus. – Il relâche le bouton avant que Minty puisse répondre. – Et peau de balle, je ne le fais pas pour toi, inspecteur Berko Shemets. Mais parce que j’aimais bien ta sœur, Landsman, je ferai le même nœud à ta cervelle que ces écureuils ont fait à la mienne et te laisserai te démerder avec le sens de cette histoire de merde.

La porte s’ouvre. Entre une jeune femme obèse, la moitié aussi grande que son patron, portant la cape en peau d’ours comme si celle-ci contenait le négatif photographique du corps ressuscité de Jésus-Christ. Dick saute sur ses pieds, empoigne la cape et, avec une grimace, comme s’il craignait d’être contaminé, l’attache autour de son cou avec la lanière.

— Trouvez-moi un manteau et un chapeau pour monsieur, ordonne-t-il, agitant le pouce en direction de Landsman. Quelque chose qui dégage une bonne puanteur d’entrailles de saumon ou de muscat. Vous n’avez qu’à prendre le manteau de Marvin Kalag, il a tourné de l’œil sur l’A7.

34.

À l’été 1897, au retour de leur conquête du mont Saint-Élie, des membres de l’expédition de l’alpiniste italien Abruzzi enflammèrent les piliers de bar et les télégraphistes de la ville de Yakutat en racontant qu’ils avaient aperçu une cité céleste depuis les versants du deuxième plus haut sommet d’Alaska. Des rues, des maisons, des tours, des arbres, des foules de gens en mouvement, des cheminées crachant de la fumée. Une grande civilisation au beau milieu des nuages. Dans le groupe, un certain Thornton fit circuler une photographie ; la cité reproduite sur la plaque floue de Thornton fut par la suite identifiée comme étant Bristol, en Angleterre, à quelque quarante-six mille kilomètres transpolaires de là. Dix ans plus tard, l’explorateur Peary dilapida une fortune dans sa tentative d’atteindre Crocker Land, une terre de pics élevés que lui et ses hommes avaient vue en suspens dans les airs lors d’une course antérieure dans le Nord. Ce phénomène fut baptisé Fata Morgana. Un miroir à base de météorologie, de lumière et d’imagination d’hommes nourris au lait d’histoires de paradis.

Meyer Landsman, lui, voit des vaches, des laitières blanches à taches rousses, grouillant comme des anges dans un vaste au-delà d’herbe verdoyante.

Les trois policiers avaient fait en voiture tout le trajet jusqu’à Peril Strait, afin que Dick puisse repaître les deux cousins de cette vision incertaine. Compressés pendant deux heures dans la cabine du pick-up de Dick, ils fumèrent et s’injurièrent en cahotant sur la route tribale 2. Des kilomètres de forêt profonde, des nids-de-poule grands comme des baignoires. Le pare-brise battu par des poignées vandales de pluie. Retour au village de Jims : une rangée de toitures métalliques autour d’une crique, des habitations entassées pêle-mêle comme les dix dernières boîtes de haricots sur une étagère d’épicerie avant l’arrivée du cyclone. Des chiens, des gamins et des paniers de basket. Un vieux plateau recouvert de mauvaises herbes et de branches épineuses de myrtilles, une chimère de camion et de feuillage. Juste après l’église mobile de l’Assemblée de Dieu, la route pavée tribale cède le pas au sable et au gravier. Neuf kilomètres plus loin, elle se réduit à une simple entaille creusée dans la boue. En jurant, Dick jouait du levier de vitesse pendant que son gros 4 × 4 GMC Yukon surfait sur les vagues de vase et de gravillons. Les freins et l’accélérateur avaient été rehaussés pour un homme de sa stature, et il s’en servait comme Horowitz affrontant une tempête lisztienne. Chaque fois qu’ils rencontraient un cahot, un bloc erratique de Shemets écrasait une partie critique de Landsman.