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Une fois sortis de la boue, ils avaient abandonné le camion pour continuer à pied à travers une étendue épaisse de ciguë. La terre était glissante, la piste une abstraction suggérée par des vestiges de ruban de police jaune collés aux arbres. Au bout de dix minutes passées à barboter et à patauger dans une brume dense frisant par moments la pluie, la piste les a conduits à une clôture électrique. Des pylônes de béton enfouis profondément, des fils régulièrement tendus. Une clôture bien faite, une vraie clôture. Une action violente, pour des Juifs, perpétrée à l’encontre du territoire indien et, autant que sache Landsman, sans précédent ni autorisation.

De l’autre côté de la clôture électrique, la Fata Morgana miroite. De l’herbe, un pâturage riche et luisant. Une centaine de belles bêtes tachetées, aux têtes délicates.

— Des vaches, dit Landsman.

Ses mots ont la sonorité d’un meuglement indécis.

— On dirait des vaches laitières, ajoute Berko.

— Ce sont des Ayrshire, leur apprend Dick. J’ai pris des photos lors de mon dernier passage. Un professeur d’agronomie de Davis, en Californie, les a identifiées pour moi. Une race écossaise – Dick se met à parler du nez pour se moquer du professeur californien. – connue pour sa robustesse et son aptitude à prospérer sous les latitudes nordiques.

— Des vaches, répète Landsman.

Il n’arrive pas à se débarrasser d’une mystérieuse sensation de bouleversement, de mirage, celle de voir quelque chose qui n’existe pas. Quelque chose que, pourtant, il connaît, reconnaît, une réalité à demi oubliée sortie d’histoires de paradis ou de son passé personnel. Dès l’époque des « collèges Ickes », quand la Société de développement de l’Alaska distribuait des tracteurs, des semences et des sacs d’engrais à des cargaisons de réfugiés, des Juifs du district ont rêvé puis désespéré de la ferme juive.

— Des vaches en Alaska.

La génération des Ours polaires a connu deux grandes déceptions. La première et la plus stupide est due à l’absence totale, ici dans le Nord légendaire, d’icebergs, d’ours polaires, de morses, de pingouins, de toundra, de neige en grande quantité et, surtout, d’Esquimaux. Des milliers d’entreprises de Sitka portent encore des noms d’une amère fantaisie : Drugstore du morse, Perruques et postiches esquimaudes ou Taverne de Nanouk.

La seconde déception a été célébrée dans des chansons populaires de l’époque, telle qu’Une cage de vert. En débarquant, deux millions de Juifs n’ont trouvé aucune prairie ondoyante parsemée de bisons. Aucun Indien emplumé à cheval. Juste une dorsale de montagnes inondées et cinquante mille villageois tlingit, déjà propriétaires des trois quarts de la terre plane et utilisable. Nulle part où s’étendre, croître, faire autre chose que s’entasser de cette manière grouillante en vogue à Vilna et à Łódź. Déclinés dans les films, les œuvres de fiction et les brochures pédagogiques fournies par le ministère de l’intérieur des États-Unis, les rêves champêtres d’un million de Juifs sans terre s’étaient dissipés à leur arrivée. Tous les deux ou trois ans, une société utopiste ou une autre faisait l’acquisition d’un lopin de verdure qui rappelait au rêveur un pré à vaches. Ses membres fondaient une colonie, importaient du bétail, rédigeaient un manifeste. Et puis le climat, les marchés et la propension au malheur qui minait l’existence juive exerçaient leurs maléfices. La ferme de rêve périclitait.

Landsman a l’impression de contempler ce rêve magnifique et verdoyant. Un mirage de l’ancien optimisme, l’espoir du futur pour lequel il a été élevé. Ce futur, lui semble-t-il, c’était la Fata Morgana.

— Il y en a une qui a quelque chose de drôle, dit Berko, regardant à l’aide des jumelles apportées par Dick.

Landsman entend une saccade dans sa voix, un poisson qui mord à l’appât.

— Donne-les-moi, dit-il, lui prenant les jumelles des mains pour les lever à hauteur de son visage.

Il regarde à son tour mais, pour lui, ce sont juste des vaches.

— À côté des deux là-bas, celle qui est tournée dans l’autre sens.

Berko guide l’instrument d’un geste brusque de la main, le cale sur une bête dont la robe tachetée est peut-être d’un roux plus vif que celle de ses sœurs, d’un blanc plus éblouissant aussi, avec une tête plus massive, moins distinguée. Ses lèvres arrachent l’herbe, aussi avides que des doigts.

— Oui, elle a quelque chose de différent, admet Landsman. Et alors ?

— Je ne sais pas, répond Berko, dont le ton n’est pas tout à fait sincère. Willie, as-tu la certitude que ces vaches sont bien la propriété de nos mystérieux Juifs ?

— Nous avons vu les petits cow-boys juifs de nos propres yeux, répond Dick. Ceux du camp ou du foyer, ou de ce que vous voudrez. En train de les rassembler pour les emmener par là, vers le campus de l’établissement. Ils se faisaient aider d’un chien de berger écossais, un vrai gendarme. Moi et mes gars, on les a suivis un moment.

— Ils ne vous ont pas vus ?

— La nuit tombait. De toute façon, qu’est-ce que tu crois ? Bien sûr qu’ils ne nous ont pas vus, on est des Indiens, merde ! À neuf cents mètres d’ici, il y a une laiterie dernier cri. Deux silos à fourrage. C’est une petite ou moyenne exploitation, entièrement juive.

— Alors qu’est-ce qui se passe ici ? s’impatiente Landsman. C’est un centre de désintoxication ou une ferme laitière ? Ou alors un genre de camp d’entraînement de commando, caché sous deux couvertures ?

— Votre commando aime le lait qu’on vient de traire, commente Dick.

Ils restent immobiles, à contempler les vaches. Landsman lutte contre l’envie de toucher la clôture électrique. Il y a en lui un démon qui brûle de sentir la pulsation du courant, il y a en lui un courant qui brûle de sentir ce fil démoniaque. Quelque chose le tracasse, le tourmente, dans cette vision, ce Crocker Land bovin. Aussi réel qu’il puisse être, ce truc est impossible. Il ne devrait pas exister ; aucun Yid n’aurait dû réussir le tour de force de carotter une telle surface. Landsman a connu – ou entretenait des relations avec – nombre de grands et méchants Juifs de sa génération, des richards, des utopistes fous, de prétendus visionnaires, des politiciens détournant les lois à leur profit. Il passe en revue les seigneurs des quartiers juifs avec leurs stocks d’armes, de diamants et de caviar. Il feuillette son répertoire mental de rois de la contrebande, de nababs de l’économie grise, de gourous de sectes mineures. Des hommes dotés d’influence, d’entregent et de fonds illimités. Aucun d’eux n’aurait pu monter semblable opération, pas même Heskel Shpilman ou Anatoly Moskowits, dit la Bête sauvage. Si puissant qu’il soit, tout Yid du district est tenu par la laisse de 1948. Son royaume est confiné à sa coquille de noix. Son ciel est un dôme peint, son horizon une clôture électrique. Il a seulement la latitude – et la liberté – d’un ballon au bout d’une ficelle.