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Pendant ce temps, Berko tiraille son nœud de cravate d’une manière que Landsman a fini par associer à l’imminente émergence d’une théorie.

— Qu’y a-t-il, Berko ? demande-t-il.

— Ce n’est pas une vache blanche à taches rousses, déclare Berko d’un ton irrévocable. C’est une vache rousse à taches blanches.

Il renverse son chapeau sur sa nuque avec une moue, s’éloigne de la clôture de plusieurs pas, retrousse ses jambes de pantalon. D’abord lentement, il s’élance en bondissant vers la clôture. Puis, à la grande horreur de son coéquipier, horreur mêlée de stupéfaction et d’une légère exultation, Berko saute. Sa masse quitte le sol. Il tend une jambe, replie l’autre derrière lui. En remontant, ses revers de pantalon découvrent des chaussettes vertes et des mollets pâles. Enfin, avec une puissante expiration, il atterrit de l’autre côté. Il titube sous le choc, puis plonge dans le monde des vaches.

— Qu’est-ce qu’il fout ! s’exclame Landsman.

— Techniquement, je dois l’arrêter sur-le-champ, dit Dick.

Les bêtes réagissent à cette intrusion avec force plaintes et protestations, mais manifestent peu d’affolement. Berko se dirige droit sur celle qui le turlupine, s’en approche d’un air décidé. Elle s’écarte en baissant la tête. Il tend les bras, les mains tournées vers le ciel. Il lui parle en yiddish, en anglo-américain, en tlingit, en vieux bovin et en bovin moderne, décrit lentement un cercle autour d’elle pour l’examiner des sabots à la tête. Landsman voit où Berko veut en venir : cette vache est différente de ses congénères de par sa morphologie et sa couleur.

La vache se prête à l’inspection de Berko. Il pose une main sur son paleron ; elle attend, les sabots étirés, les genoux cagneux, la tête inclinée à un angle d’écoute. Berko se baisse brusquement pour l’examiner par-dessous. Il fait courir ses doigts sur les côtes, remonte le long du cou jusqu’au sommet du crâne, puis redescend le flanc jusqu’aux arceaux des hanches. Là, sa main s’arrête au milieu d’une tache blanche de la robe. Berko porte alors les doigts de sa main droite à sa bouche, en humecte le bout, puis s’en sert pour frotter la tache blanche de la croupe de l’animal avec un mouvement circulaire. Il écarte ses doigts, les examine, sourit, plisse le front. Puis il retraverse pesamment le pré et s’arrête devant la clôture, face à Landsman.

Il lève la main droite, comme pour parodier le salut solennel d’un Indien buraliste. Landsman voit que ses doigts sont maculés de blanc.

— Fausses taches, déclare Berko.

Il recule pour franchir la clôture dans l’autre sens. Landsman et Dick s’écartent du passage. Berko s’élève dans les airs, puis le sol résonne sous son impact.

— Frimeur, dit Landsman.

— Il l’a toujours été, commente Dick.

— Alors, reprend Landsman, qu’est-ce que tu es en train de dire ? Que la vache porte un déguisement ?

— C’est ce que je dis.

— On a peint des taches blanches sur une vache rousse.

— Semble-t-il.

— Tu trouves ce fait significatif.

— Dans une certaine mesure, acquiesce Berko. Dans un certain contexte. Je crois que cette vache est peut-être une génisse rousse.

— Arrête ton char ! s’exclame Landsman. Une génisse rousse…

— C’est un truc juif, je présume, intervient Dick.

— Quand le Temple de Jérusalem sera restauré, explique Berko, et que sera venu le temps de la traditionnelle offrande des péchés, la Bible dit qu’on aura besoin d’une espèce de vache particulière. Une génisse rousse, sans défaut ni tare. Je pense que c’est assez rare, des génisses rousses pures. En fait, je crois qu’il n’y en a eu que neuf depuis le commencement de l’histoire. Ce serait sympa d’en trouver une, un peu comme si on trouvait un trèfle à cinq feuilles…

— Quand le Temple sera reconstruit, répète Landsman, pensant au dentiste Buchbinder et à son musée insensé. C’est après la venue du Messie ?

— Certains racontent que le Messie restera jusqu’à ce que le Temple soit reconstruit, jusqu’à ce que le culte de l’autel soit restauré. Les sacrifices de sang, un clergé, tous les chants et toutes les danses…

— Alors, disons, si tu mettais la main sur une génisse rousse et que tu avais tous les instruments prêts, d’accord ? et les drôles de chapeaux et l’attirail, et que, euh, tu avais reconstruit le Temple… tu pourrais en principe forcer le Messie à venir ?

— Non que je sois un homme très religieux, Dieu le sait, ironise Dick, mais je me vois obligé de vous faire remarquer que le Messie est déjà venu et que c’est votre bande de bâtards qui a tué ce con.

On entend au loin une voix humaine, amplifiée par haut-parleur, qui parle cet étrange hébreu du désert. À ce son, Landsman sent un serrement de cœur. Il fait un pas vers le pick-up.

— Fichons le camp d’ici. J’ai passé un moment avec ces hommes, et j’ai la nette impression qu’ils ne sont pas très gentils.

Une fois qu’ils ont retrouvé la sécurité du camion, Dick met le contact, mais reste au point mort avec le frein bloqué. Sans bouger, ils remplissent la cabine de fumée de cigarette. Landsman tape à Dick une de ses brunes et est forcé de reconnaître que c’est un beau spécimen de l’art du rouleur.

— Je n’ai qu’à me lancer et te le dire maintenant, Willie, commence Landsman après avoir fumé la moitié de la Nat Sherman. Et j’aimerais que tu essaies de me prouver le contraire.

— Je ferai de mon mieux.

— En partant d’ici, on discutait et tu as fait allusion à une forte, euh, odeur qui émanait de cet endroit.

— Oui.

— Une puanteur d’argent, as-tu dit.

— Il y a de l’argent derrière ces gardiens de vaches, c’est sûr.

— Mais dès que j’ai entendu parler de ce lieu, quelque chose m’a tracassé. Maintenant je pense avoir vu les trois quarts de l’opération. Du signe sur le ponton d’hydravion jusqu’à ces vaches. Et ça me tracasse encore plus.

— Et qu’est-ce que c’est ?

— Voilà, excuse-moi, je me moque du volume d’argent distribué. Je veux bien qu’un membre de ton conseil tribal puisse accepter de temps à autre un pot-de-vin d’un Juif. Les affaires sont les affaires, un dollar est un dollar et ainsi de suite. Qui sait ? J’ai entendu des gens soutenir que le flot de fonds illégaux de part et d’autre de la frontière est ce qui s’apparente le plus à la paix, à l’entente et à la compréhension mutuelles entre Juifs et Indiens.

— C’est mignon.

— Visiblement, ces Juifs, quoi qu’ils manigancent, ne souhaitent pas mettre d’autres Juifs dans le coup. Or le district ressemble à une maison qui n’a pas assez de chambres pour tous ses occupants. Chacun sait ce que font les autres. Personne ne peut avoir de secret à Sitka, c’est juste un gros shtetl. Si on a un secret, il est donc logique de tenter de le cacher ici.

— Mais…

— Mais, odeur ou non, affaire ou non, secret ou non, je suis désolé, merde ! il n’est pas possible que les Tlingit laissent une bande de Juifs se faufiler ici, au cœur des Indianer-Lands, pour construire tout ça. Peu importe la quantité de pièces juives distribuées !

— Tu es en train de me dire que nous, les Indiens, ne sommes pas dégonflés et dégénérés au point de permettre à notre pire ennemi de prendre pied chez nous !

— Disons que nous, les Juifs, sommes les plus affreux intrigants du monde, que nous dirigeons le monde de notre Q.G. secret sur la face cachée de la lune… Mais nous aussi avons nos limites. Tu préfères ça ?

— Je ne discuterai pas ce point.

— Les Indiens ne le permettraient jamais, à moins qu’ils n’attendent une forme de grosse récompense. Vraiment grosse ! Aussi grosse que le district, disons…