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— Disons-le, acquiesce Dick d’une voix tendue.

— Je me suis dit que le point de vue américain, dans tout ça, c’était le canal, quel qu’il soit, utilisé pour faire disparaître le dossier du crash de Naomi. Mais aucun Juif ne pourrait garantir une pareille récompense.

— Pull-aux-pingouins, suggère Berko. Il s’arrange pour qu’après notre départ les Indiens étendent leur souveraineté autochtone au district. Dans ce but, les Indiens aident les verbovers et leurs amis à installer leur laiterie secrète dans ces parages.

— Mais qu’est-ce que Pull-aux-pingouins en retire ? objecte Landsman. Quel est le profit des États-Unis ?

— Vous voici arrivés devant de profondes ténèbres, frère Landsman, dit Dick en embrayant. Je crains que vous ne deviez vous passer de Wilfred Dick pour les pénétrer.

— Ça ne me réjouit pas de te dire ça, cousin, lance Landsman à Berko, posant une main sur son épaule. Mais je crois que nous allons devoir descendre au lieu du Massacre.

— Nom de Dieu ! jure Berko en anglo-américain.

35.

À soixante-quinze kilomètres au sud de la ville de Sitka, une bicoque bricolée à partir de planches de récupération et de bardeaux grisâtres bringuebale sur deux douzaines de pilots plantés dans les eaux d’un marécage. Un bras mort de rivière anonyme, propice aux exhalaisons de méthane et où régnent les ours. Un cimetière de canots à rames, d’engins de pêche, de vieux pick-up et, quelque part au fond, d’une douzaine de trappeurs et de leurs chiens soldats aléoutes. À une extrémité du marécage, au milieu des taillis, les framboisiers et l’aralie épineuse démantèlent une magnifique maison commune tlingit. À l’autre bout s’étend une grève rocheuse, semée d’un millier de galets noirs sur lesquels un ancien peuple a gravé des formes d’animaux et de constellations. C’est sur cette grève, en 1854, que ces douze promyshlennikis et leurs Aléoutes sous les ordres de Yevgeny Simonof trouvèrent une fin sanglante aux mains d’un chef tinglit du nom de Kohklux. Plus d’un siècle après, l’arrière-arrière-petite-fille du chef Kohklux, Mrs Pullmann, devenait la seconde épouse indienne d’un chef des services secrets juif doublé d’un joueur d’échecs, mesurant 1,68 mètre et appelé Hertz Shemets.

Aux échecs comme dans ses activités politiques secrètes, l’oncle Hertz était connu pour son sens du timing, son excès de prudence et le soin fastidieux qu’il apportait aux préparatifs. Il se documentait sur ses adversaires, les potassait à mort. Il recherchait les points faibles, le complexe non résolu, le tic. Durant vingt-cinq ans, il mena une campagne secrète contre les populations installées de l’autre côté de la frontière, tentant d’affaiblir leur prise sur les Indianer-Lands, et devint dans le même temps une autorité reconnue sur leur culture et leur histoire. Il apprit à aimer la langue tlingit, avec ses voyelles acidulées et ses consonnes molles, entreprit de profondes recherches sur le parfum et le poids des femmes tlingit.

Après son mariage avec Mrs Pullmann (personne n’a jamais appelé la dame – puisse-t-elle reposer en paix – Mrs Shemets), il s’intéressa à la victoire du bisaïeul de son épouse sur Simonof. Il passait des heures à la bibliothèque de Bronfman, absorbé par les cartes de l’époque tsariste. Il annotait des entretiens réalisés par des missionnaires méthodistes avec de vieilles femmes tlingit de quatre-vingt-dix ans, qui étaient des fillettes de six ans lorsque les tomawaks s’étaient abattus sur ces épais crânes russes. Il découvrit que, dans le relevé de 1949 de l’étude géologique des États-Unis qui devait fixer les frontières exactes du district de Sitka, le lieu du Massacre avait été intégré en territoire tlingit. Même s’il s’étend à l’ouest de la chaîne Baranof, le lieu du Massacre est légalement autochtone, un signe vert d’« indianité » sur le côté juif de l’île Baranof. Quand Hertz eut découvert cette erreur, il demanda à la belle-mère de Berko d’acheter cette terre avec de l’argent – ainsi que Dennis Brennan le prouva par la suite – puisé dans sa caisse noire COINTELPRO. Il y construisit sa maison à pattes d’araignée. Et, à la mort de Mrs Pullmann, Hertz Shemets hérita du lieu du Massacre de Simonof. Il proclama celui-ci la réserve indienne la plus miteuse au monde et se proclama lui-même l’Indien le plus miteux au monde.

— Enfoiré, murmure Berko avec moins de rancœur que Landsman n’en aurait attendu, en contemplant l’habitation branlante de son père à travers le pare-brise de la Super Sport.

— Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?

Berko se tourne vers son coéquipier avec les yeux révulsés, comme s’il cherchait dans un dossier intérieur sur Landsman la trace écrite d’une question moins pressante.

— Laisse-moi d’abord te demander ceci, Meyer. Si tu étais moi, quand l’aurais-tu vu pour la dernière fois ?

Landsman gare sa Super Sport derrière la Buick Roadmaster du vieux, un monstre bleu maculé de boue, garni de fausses boiseries et d’un autocollant annonçant en yiddish et en anglo-américain : LIEU DU MASSACRE DE SIMONOF MONDIALEMENT CONNU ET AUTHENTIQUE MAISON COMMUNE TLINGIT. Alors que l’attraction du bord de route est défunte depuis un bon moment, l’autocollant, lui, est brillant et coloré. Il en reste encore une douzaine de cartons empilés dans la maison commune.

— Donne-moi un indice, dit Landsman.

— Des vannes sur le prépuce.

— Oh ! D’accord.

— Toutes les vannes sur le prépuce jamais inventées !

— Je ne savais pas qu’il y en avait autant, ironise Landsman. Quelle éducation !

— Viens, ordonne Berko, descendant de voiture. Finissons-en.

De loin, Landsman observe la masse de la maison commune, une carcasse bariolée enfouie sous les ronces sèches de framboisiers et d’aralies épineuses. En réalité, la maison commune n’a rien d’authentique. Hertz Shemets l’a construite avec l’aide de deux beaux-frères indiens, de son neveu Meyer et de son fils Berko, l’été qui avait suivi l’arrivée du garçon à Adler Street. Il l’a construite pour s’amuser, sans y voir l’attraction du bord de route en laquelle il a essayé de la transformer après son limogeage. Cet été-là, Berko avait quinze ans, et Landsman vingt. Le gamin avait poli toutes les facettes de sa personnalité pour se conformer à la courbure de celle de Landsman. Il consacra deux mois entiers à la tâche qui consistait à s’entraîner à manier la scie circulaire Skilsaw comme Landsman, avec une papiros au bec et la fumée qui lui piquait les yeux. À cette époque, ce dernier voulait déjà à tout prix passer ses examens de police et, cet été-là encore, Berko déclara partager son ambition. Mais si Landsman avait parlé de devenir une mouche à viande, Berko aurait trouvé moyen d’apprendre à aimer la bouse de vache.

Comme les trois quarts des policiers, Landsman navigue équipé d’une double-coque pour éviter la tragédie, lesté contre la houle et les tempêtes de l’existence. C’est des hauts-fonds qu’il doit se méfier, des petites fissures, des menus accidents du couple de torsion. Le souvenir de cet été-là, par exemple, ou la pensée qu’il a depuis longtemps usé la patience d’un gamin qui aurait jadis attendu mille ans pour passer une heure en sa compagnie à tirer avec une carabine à air comprimé sur des boîtes de conserve perchées en haut d’une clôture. La vision de la maison commune brise une petite facette du cœur de Landsman, une des rares encore intactes. Toutes les choses qu’ils avaient faites pendant leurs séjours dans ce coin de la carte avaient disparu sous les ronces des framboisiers et de l’oubli.

— Berko, dit-il, prenant son cousin par le bras, alors qu’ils font craquer sous leurs pas la boue à moitié gelée de la réserve indienne la plus miteuse du monde. Je suis désolé d’avoir été si nase.