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— Tu n’as pas besoin de t’excuser, répond Berko. Ce n’est pas ta faute.

— Je vais bien maintenant, je suis de retour, insiste Landsman dont les paroles ont un accent de sincérité même à ses propres oreilles. Je ne sais pas ce qui m’a pris. L’hypothermie, peut-être. Ou la manière dont je me suis investi dans l’histoire de Shpilman… Ou, d’accord, le fait d’arrêter l’alcool. Mais je suis de nouveau moi-même.

— Hé !

— Tu ne trouves pas ?

— Si, si… – Berko pourrait approuver un enfant ou un dingue, il pourrait aussi bien ne pas approuver du tout. – Tu me parais très bien.

— C’est encourageant.

— Écoute, je n’ai aucune envie de parler de ça maintenant, ça ne te fait rien ? Je veux juste entrer là-dedans, poser nos questions au vieux et rentrer à la maison pour retrouver Ester-Malke et les garçons. Ça te va ?

— D’accord, Berko. Bien sûr.

— Merci.

Ils marchent sur une gadoue durcie, semée de gravier et de flaques gelées, chacune tendue d’une mince pellicule de glace. Fendu et branlant, un perron de B.D. conduit à une porte d’entrée en cèdre, délavée par les intempéries. Le battant pend de guingois, grossièrement renforcé pour l’hiver par d’épaisses bandes de caoutchouc.

— Quand tu dis que ce n’est pas ma faute, commence Landsman.

— Mec, j’ai envie de pisser.

— Ce qui est sous-entendu, c’est que tu me crois fou, mentalement malade, pas responsable de mes actes.

— Je frappe à cette porte en ce moment.

Il frappe deux fois, assez fort pour ébranler les gonds.

— Pas fait pour porter une plaque, en d’autres termes, s’obstine Landsman, souhaitant sincèrement pouvoir changer de sujet.

— C’est ton ex-femme qui a passé cet appel, pas moi.

— Mais tu ne nies pas.

— Qu’est-ce que je sais des maladies mentales, moi ? Je ne suis pas celui qui a été arrêté en train de folâtrer à poil dans les bois, à trois heures de voiture de chez moi, après avoir assommé un gars avec un sommier en fer !

Hertz Shemets vient ouvrir, deux gouttes de sang sur ses bajoues rasées de frais. Il porte un complet de flanelle grise sur une chemise blanche, avec une cravate rouge coquelicot. Il sent la vitamine B, l’amidon et le poisson fumé. Il est plus petit que jamais, aussi saccadé dans ses gestes qu’un bonhomme de bois composé de bâtonnets.

— Mon vieux, appelle-t-il Landsman, brisant quelques-uns des osselets de la main de son neveu.

— Tu as bonne mine, oncle Hertz, dit Landsman.

En y regardant de plus près, il remarque que son complet est luisant aux coudes et aux genoux. La cravate, qui porte des traces de quelque ancienne soupe, a été nouée sous les pointes d’un col mou, non de chemise, mais de veste de pyjama blanc, fourrée à la hâte dans la ceinture du pantalon. Mais Landsman est mal placé pour critiquer, lui qui porte son costard d’urgence, exhumé de sa niche au fond de la malle et défroissé, un modèle noir en laine et viscose mélangées, garni de boutons dorés censés ressembler à des pièces romaines. Il l’avait emprunté jadis à un joueur malchanceux du nom de Gluksman pour des obsèques de dernière minute auxquelles il devait assister et qui lui étaient sorties de l’esprit. Ce costume réussit le tour de force d’avoir l’air à la fois funèbre et voyant, présente des plis irréductibles et empeste sa malle de Détroit.

— Merci de m’avoir prévenu, dit oncle Hertz en lâchant les débris de la main de son neveu.

— Il voulait te faire la surprise, explique Landsman, avec un signe de tête en direction de Berko. Mais je savais que tu aurais envie de sortir chasser.

L’oncle Hertz joint les paumes de ses mains, s’incline. Tel un authentique ermite, il prend très au sérieux ses devoirs d’hôte. Si la chasse a été mauvaise, alors il aura tiré une pièce bien persillée de son grand congélateur et l’aura mise sur le feu avec des carottes, des oignons et un hachis d’herbes qu’il cultive et pend à sécher dans une remise derrière la cabane. Il aura veillé à avoir de la glace pour le whisky et de la bière fraîche pour le ragoût. Par-dessus tout, il se sera rasé et aura mis une cravate.

Le vieil homme invite Landsman à entrer dans la maison. Ce dernier lui obéit, ce qui laisse Hertz planté en face de son fils. Landsman observe la scène en curieux, à l’instar de tous les hommes juifs depuis qu’Abraham a forcé Isaac à s’étendre sur ce sommet de montagne et à dénuder sa cage thoracique palpitante vers le ciel. Le vieux tend la main pour saisir la manche de la chemise de bûcheron de Berko, roule le tissu entre ses doigts. Berko se soumet à son examen avec une expression de véritable souffrance. Ça doit le tuer, Landsman le sait, d’apparaître devant son père vêtu de ses plus beaux atours italiens.

— Alors, où as-tu laissé ton grand bœuf ? balbutie enfin le vieux.

— Je ne sais pas, répond Berko. Mais, à mon avis, c’est peut-être lui qui a ton bas de pyjama.

Berko lisse le froissement que le geste de son père a laissé sur sa manche et passe devant le vieil homme pour entrer à son tour dans la maison.

— Enfoiré, articule-t-il tout bas.

Il s’excuse de devoir utiliser les toilettes.

— Slivovitz, murmure le vieux en allant chercher les bouteilles, une ligne de toits compressée genre reproduction miniature de Shvartsèr-Yam sur un plateau émaillé noir. C’est ça, non ?

— Non, eau de Seltz, corrige Landsman.

Comme son oncle arque un sourcil, il hausse les épaules.

— J’ai un nouveau médecin, un Indien. Il veut que j’arrête de boire.

— Et depuis quand écoutes-tu les médecins ou les Indiens ?

— Depuis jamais, reconnaît Landsman.

— L’automédication est une tradition des Landsman.

— Ainsi que la judéité. Regarde où ça nous a menés…

— Drôle de temps pour être juif, acquiesce le vieux.

Il se détourne de son minibar et tend à Landsman un whisky à l’eau, avec de la glace et un zeste de citron en forme de yarmulka. Puis il se sert une généreuse rasade de slivovitz qu’il lève à la santé de Landsman, avec un air de cruauté humoristique que ce dernier connaît bien et où il a cessé depuis longtemps de voir de l’humour.

— À ce drôle de temps, dit le vieux.

L’oncle Hertz se détend. Quand il reporte ses yeux sur son neveu, il rayonne, tel l’auteur d’un mot d’esprit qui a fait s’écrouler de rire une salle entière. Landsman sait à quel point ça doit tuer Hertz de voir l’esquif qu’il a piloté tant d’années, avec toute son astuce et sa force, dériver toujours plus près des chutes de la rétrocession. Le vieux se sert un deuxième verre à la hâte et l’avale sans montrer de plaisir. À présent, c’est au tour de Landsman d’arquer un sourcil.

— Tu as ton médecin, déclare l’oncle Hertz, j’ai le mien.

La cabane de l’oncle Hertz forme une unique grande salle, avec une mezzanine ouverte sur trois côtés. La décoration et le mobilier utilisent corne, os, tendons, peaux et fourrures. On grimpe sur la mezzanine par une échelle tout au fond, près de la kitchenette. Dans un coin se trouve le lit du vieil homme, soigneusement fait. À côté du lit, sur un petit guéridon, trône un échiquier. Les pièces sont en bois de rose et en érable. Le cheval de l’un des cavaliers blancs en érable a perdu son oreille gauche. Le bouton d’un des pions noirs en bois de rose est veiné de blond. Le plateau présente un aspect négligé, chaotique ; un inhalateur Vicks se dresse entre les pièces à un bout, possible menace pour le roi blanc en e1.

— Tu joues la défense Mentholyptus, je vois, remarque Landsman, tournant l’échiquier pour mieux regarder. Une partie par correspondance ?