Malgré tout le blabla agricole, les modestes fermes et les coopératives proposées par le Décret de peuplement de Sitka n’avaient jamais vu le jour. Le Japon attaqua Pearl Harbor. L’attention du ministère de l’Environnement se porta vers des intérêts stratégiques plus pressants, tels que les réserves de pétrole et les mines. À l’issue de leur trimestre à l’Ickes College, les Shemets, comme la plupart de leurs compagnons d’exil, furent livrés à eux-mêmes. Exactement comme l’avait prédit le délégué Dimond, ils gagnèrent la ville embryonnaire de Sitka, en plein essor. Hertz étudia le droit pénal au nouvel Institut technique de Sitka et, après avoir obtenu son diplôme en 1948, fut recruté comme auxiliaire juridique par le premier gros cabinet d’avocats américain à y ouvrir une succursale. Sa sœur Freydl, la mère de Landsman, fut l’une des toutes premières scoutes de la colonie.
1948. Drôle de temps pour être juif. En août, la défense de Jérusalem s’effondra ; vaincus par le nombre, les Juifs de la république d’Israël vieille seulement de trois mois furent délogés, massacrés et jetés à la mer. Pendant que Hertz prenait ses fonctions chez Fœhn Harmattan & Buran, la commission parlementaire sur les Territoires et les Affaires insulaires entama avec beaucoup de retard la révision du statut exigée par le Conseil de peuplement de Sitka. Comme le reste du Congrès et les trois quarts des Américains, la commission parlementaire fut atterrée par les sinistres révélations sur le massacre de deux millions de Juifs en Europe, la barbarie de la débâcle du sionisme, le sort des réfugiés de Palestine et d’Europe. En même temps, ses membres avaient l’esprit pratique. La population de la colonie de Sitka avait déjà atteint les deux millions. En violation directe de la loi, les Juifs s’étaient éparpillés tout le long de la côte occidentale de l’île Baranof, et de là à Kruzof et jusqu’à la côte ouest de l’île Chichagof. L’économie marchait très bien, les Juifs américains la soutenaient activement. Finalement, le Congrès accorda à la colonie de Sitka un « statut provisoire » de district fédéral. Mais la revendication d’un État séparé fut explicitement exclue, PAS DE SIONALASKA POUR LE LÉGISLATEUR, clamait la une du Daily Times. L’accent était toujours mis sur le mot « provisoire ». Dans soixante ans, ce statut serait rétrocédé, et les Juifs de Sitka forcés une nouvelle fois de se débrouiller seuls.
Peu de temps après, par un chaud après-midi de septembre, Hertz Shemets descendait Seward Street, prolongeant sa pause-déjeuner, quand il tomba sur son vieux pote de Łódź, Isidor Landsman. Le père de Landsman, de retour de fraîche date d’une tournée des camps de la mort et de déportation européens, venait d’arriver seul à Sitka à bord du Williwaw. Il avait vingt-cinq ans, il était chauve et presque édenté. Il mesurait 1,82 mètre pour 63 kilos. Il dégageait une drôle d’odeur, tenait des propos bizarres et avait survécu à toute sa famille. Il ne voyait pas la tapageuse énergie pionnière du centre de Sitka, les équipes de travail des jeunes Juives coiffées de leurs foulards bleus, qui chantaient des negro-spirituals avec des paroles en yiddish paraphrasant Lincoln et Marx. La puanteur vivifiante de la chair de poisson et de la terre retournée, le grondement des dragues et des pelleteuses en train de niveler des montagnes et de composer la mélodie de Sitka, rien de tout cela ne semblait le toucher. Il marchait tête baissée, une bosse entre les épaules, comme s’il ne faisait que creuser en ce monde son inexplicable chemin d’une dimension inconnue à une autre. Rien ne pénétrait ni n’éclairait la galerie obscure de son terrier. Mais une fois qu’Isidor Landsman eut saisi que l’homme souriant et embaumant le cheeseburger aux oignons frits qu’il venait de consommer au comptoir du Woolworth, cheveux brillantinés, chaussures pareilles à une paire d’automobiles Kaiser, était son vieil ami Hertz Shemets du Makkabi Club, il leva les yeux. L’éternelle vrille de ses épaules disparut. Il ouvrit la bouche et la referma, sans voix sous l’effet de l’indignation, de la joie et de l’émerveillement, puis éclata en sanglots.
Hertz retourna au Woolworth avec le père de Landsman, lui paya à déjeuner (un sandwich aux œufs durs, son premier milk-shake, des pickles pas mauvais) puis l’accompagna dans Lincoln Street, à l’hôtel Einstein qui venait d’ouvrir et au bar duquel les grands exilés des échecs juifs se retrouvaient quotidiennement pour s’écharper les uns les autres sans merci. Le père de Landsman, déjà rendu à moitié fou par la graisse, le sucre et les séquelles persistantes du typhus, nettoya les lieux. Il s’en prit à tous et les mit à la porte de l’Einstein, écrasés de si belle façon qu’un ou deux d’entre eux ne le lui pardonnèrent jamais.
Même à ce moment-là il montrait le style funèbre et angoissé qui avait contribué à dégoûter Landsman enfant de ce jeu. « Ton père jouait aux échecs, dit un jour Hertz Shemets, comme un homme qui a une rage de dents, des hémorroïdes ou des vents. » Il soupirait, il gémissait. Il tirait violemment le reste clairsemé de ses cheveux bruns ou les balayait de ses doigts d’avant en arrière sur sa tête tel un chef pâtissier saupoudrant de farine une dalle de marbre. La moindre bévue de ses adversaires se traduisait par une crampe séparée de son abdomen. Ses propres coups, aussi audacieux, ahurissants, originaux et intelligents fussent-ils, lui parvenaient comme des fragments successifs de terribles nouvelles, à tel point qu’il couvrait sa bouche et roulait les yeux à leur vue.
Le style d’oncle Hertz n’avait rien de pareil. Il jouait calmement, d’un air indifférent, le corps légèrement de biais par rapport à l’échiquier, comme s’il s’attendait sous peu à se voir servir un repas ou à prendre une jolie fille sur ses genoux. Mais ses yeux voyaient tout, comme ils avaient vu le légendaire tremblement de la main de Tartakower ce fameux jour au Makkabi Club. Il prenait ses revers sans inquiétude, et ses avantages avec un air légèrement amusé. Fumant une Broadway derrière l’autre, il regardait son vieil ami se tortiller et marmonner pour se tailler une place dans l’assemblée des génies de l’Einstein. À la fin, le bar une fois dévasté, Hertz frappa un grand coup. Il invita Isidor Landsman chez lui.
L’été 1948, les Shemets logeaient dans un deux pièces d’un immeuble flambant neuf sur une île flambant neuve. L’immeuble accueillait deux douzaines de familles, tous des Ours polaires, surnom des réfugiés de la première vague. La mère dormait dans la chambre, Freydl avait le canapé à elle ; Hertz, lui, couchait par terre. Ils étaient tous déjà des Juifs loyaux d’Alaska, c’est-à-dire qu’ils étaient utopistes, c’est-à-dire encore qu’ils voyaient l’imperfection partout où ils portaient les yeux. Une famille querelleuse, à la langue acérée, en particulier Freydl Shemets, qui, à quatorze ans, mesurait déjà 1,73 mètre pour 55 kilos. Elle jeta un coup d’œil au père de Landsman qui s’attardait d’un air hésitant dans l’entrée de l’appartement et, avec justesse, diagnostiqua une nature aussi sauvage et inaccessible que les étendues désertes qu’elle avait fini par considérer comme siennes. Ce fut le coup de foudre.
Des années plus tard, Landsman eut du mal à tirer beaucoup de confidences de son père sur ce qu’il avait pu voir en Freydl Shemets. Elle n’était pas vilaine, avec ses yeux égyptiens et son teint olivâtre. En short avec des chaussures de marche et les manches de sa chemise Pendleton remontées, elle respirait le vieil esprit du mouvement Makkabi : Mens sana in corpore sano. Elle plaignait profondément Isidor Landsman pour la perte des siens, les souffrances qu’il avait endurées dans les camps. Mais elle était un de ces jeunes Ours polaires qui sublimaient leur sentiment de culpabilité d’avoir échappé à la saleté, à la faim, aux fosses communes et aux usines de la mort en apportant aux survivants un flot ininterrompu de conseils, d’informations et de critiques déguisées sous des exhortations morales. Comme si le lourd et étouffant poêle noir de la Destruction pouvait être soulevé par un seul kibetser déterminé…