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— On est face à un casse-tête, oncle Hertz, dit Landsman. Et c’est la raison de notre présence ici.

— Ça et ta mayonnaise, ajoute Berko.

— Un casse-tête… – Le vieil homme se détourne de la fenêtre, le regard durci et circonspect. – Je déteste les casse-tête.

— On ne te demande pas d’en résoudre un, lance Berko.

— Ne prends pas ce ton avec moi, Johnny Bear. Ça ne me plaît pas.

— Quel ton ? riposte Berko, la voix chargée d’une demi-douzaine de tons, pareille à une mesure de partition musicale, un ensemble de chambre d’insolence, de ressentiment, de sarcasme, de provocation, d’innocence et de surprise. Mais quel ton ?

Landsman jette à Berko un regard censé lui rappeler, non pas son âge et sa position sociale, mais l’évident mauvais goût qu’il y a à se chamailler avec ses parents. C’est une vieille expression faciale bien usée, qui remonte aux premières années orageuses de Berko chez les Landsman. Chaque fois qu’ils se retrouvent ensemble, ils ne mettent jamais plus de quelques minutes à retourner tous à l’état de nature, tel un groupe de naufragés sur une île déserte. Voilà ce qu’est une famille. Sans oublier la tempête en mer, le navire et les rivages inconnus. Ni les chapeaux, les alambics à whisky qu’on fabrique avec du bambou et des noix de coco, et le feu qu’on allume pour tenir les bêtes fauves à distance.

— Il y a quelque chose que nous cherchons à nous expliquer, tente une nouvelle fois Landsman. Une situation. Et certains aspects de cette situation nous ont fait penser à toi.

L’oncle Hertz se sert un nouveau verre de slivovitz, l’emporte avec lui à table et se rassied.

— Commence par le commencement.

— Tout a commencé par la mort d’un junkie dans mon hôtel.

— Ah ! ah !

— Tu as dû suivre l’affaire.

— J’ai entendu quelque chose à la radio, acquiesce le vieil homme. J’ai aussi peut-être lu quelque chose dans le journal. – Il impute toujours à la presse les éléments en sa connaissance. – C’était le fils de Heskel Shpilman, celui en qui ils avaient mis tant d’espoirs quand il était enfant.

— Il a été assassiné, dit Landsman, contrairement à ce que tu as peut-être lu. Et au moment de sa mort, il se planquait. Entre une chose et une autre, il s’est planqué les trois quarts de son existence, mais quand il est mort, je crois qu’il tentait d’échapper à des hommes qu’il avait laissés tomber. J’ai pu remonter sa piste jusqu’à l’aéroport de Yakobi en avril dernier. Il s’est pointé là-bas la veille de la mort de Naomi.

— Cette affaire a un rapport avec Naomi ?

— Ces hommes qui cherchaient Shpilman et qui, c’est notre hypothèse, l’ont tué, en avril dernier, ont loué les services de Naomi pour transporter le garçon jusqu’à une ferme laitière qu’ils gèrent et qui est censée accueillir des jeunes en difficulté. À Peril Strait. Mais une fois là-bas, Mendel a paniqué, il a voulu repartir. Il a demandé de l’aide à Naomi et elle l’a sorti en douce de là et l’a ramené en avion à la civilisation. À Yakobi. Ma sœur est morte le lendemain.

— Peril Strait ? s’étonne le vieux. Ce sont des indigènes, alors ? Tu es en train de me dire que des Indiens ont tué Mendel Shpilman ?

— Non, intervient Berko, les gars du foyer d’accueil pour les jeunes. Sur cinq cents hectares au nord du village local et qui semble avoir été construit avec l’argent de Juifs américains. Les gérants sont des Yids. Et, autant que je sache, cet établissement sert de couverture à leurs véritables activités.

— Qui consistent en quoi ? À cultiver de la marijuana ?

— Bon, premier point, ils ont un troupeau de vaches laitières Ayrshire, répond Berko. Peut-être une centaine de têtes.

— Ça, c’est le premier point.

— Deuxième point, ils semblent s’occuper d’une sorte de camp d’entraînement paramilitaire. Leur chef pourrait être un vieux, un Juif. Wilfred Dick l’a vu, il était sur place. Mais sa tête ne lui dit rien. Quelle que ce soit son identité, il paraît avoir des liens avec les verbovers ou, du moins, avec Aryeh Baronshteyn. Nous ignorons quelle sorte de liens et dans quel objectif.

— Il y avait aussi un Américain là-bas, ajoute Landsman. Il est arrivé en avion pour une réunion avec Baronshteyn et ces autres mystérieux Juifs. Ils avaient tous l’air de craindre l’Américain. Ils semblaient penser qu’il pouvait ne pas être content d’eux ou de leur manière de gérer la situation.

Le vieux Hertz se lève de table et se dirige vers un vaisselier qui sépare ses repas de son sommeil. D’une boîte à cigares, il sort un cigare qu’il roule entre ses paumes. Il le roule longtemps, d’avant en arrière, jusqu’à donner l’impression d’avoir complètement oublié son existence.

— Je déteste les casse-tête, profère-t-il à la fin.

— On le sait, dit Berko.

— Vous le savez.

L’oncle Hertz roule encore le cigare d’avant en arrière, sous son nez cette fois, le humant profondément, les yeux clos, jouissant non seulement de l’odeur, semble-t-il à Landsman, mais aussi du contact de la feuille fraîche et lisse contre ses narines charnues.

— Voici ma première question, déclare oncle Hertz en rouvrant les yeux. Ma seule question, peut-être.

Les cousins attendent patiemment qu’il coupe son cigare, le plante entre ses lèvres étroites, remonte celles-ci puis les abaisse.

— Quelle était la couleur des vaches ? demande-t-il.

36.

— Il y en avait une rousse, répond lentement Berko, un peu à contrecœur, l’air de celui qui n’a pas vu disparaître la pièce dans la paume alors qu’il n’a pas quitté des yeux les mains du prestidigitateur.

— Toute rousse ? insiste le vieux. Rousse de la corne à la queue ?

— Elle était déguisée, explique Berko. On a pulvérisé sur elle une sorte de pigment blanc. Je n’arrive pas à voir la raison pour laquelle on voudrait faire ça, à moins d’avoir quelque chose à cacher. Comme ce qu’elle était, tu sais. – Il cligne de l’œil. – Sans tare.

— Oh ! pour l’amour du ciel ! s’exclame le vieux.

— Qui sont ces gens, oncle Hertz ? Tu le sais, n’est-ce pas ?

— Qui sont ces gens ? répète Hertz Shemets. Des Yids, des Yids avec un plan ! C’est une tautologie, je sais.

Il ne parvient pas à se décider à allumer son cigare. Il le pose, le reprend, le repose. Landsman a l’impression qu’il soupèse un secret roulé serré dans sa feuille de tabac veinée de sombre. Une ligne de conduite, un délicat échange de pièces.

— Très bien, dit enfin Hertz, je vous ai donc menti. Voilà une nouvelle question pour vous. Meyer, tu te souviens peut-être d’un Yid. Quand tu étais petit, il traînait dans les parages de l’Einstein Club. Il blaguait souvent avec toi, tu représentais quelque chose pour lui. Un Yid qui s’appelait Litvak.