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— J’ai revu Alter Litvak l’autre jour, lui apprend Landsman. À l’Einstein.

— Pas possible !

— Il a perdu la voix.

— Oui, il a eu un accident de voiture, la gorge écrasée par le volant. Sa femme a été tuée. Ça s’est passé sur Roosevelt Boulevard, là où la mairie avait planté tous ces aronias. Le seul qui n’est pas mort, c’est celui qu’ils ont percuté. Le seul et unique aronia du district de Sitka…

— Je me rappelle quand on a planté ces arbres, dit Landsman. Pour l’Exposition universelle.

— Ne me fais pas le coup de la nostalgie, proteste le vieux. Dieu sait que j’ai eu mon content de Juifs nostalgiques, à commencer par moi. On ne voit jamais d’Indien nostalgique.

— C’est parce qu’ils se cachent quand ils t’entendent approcher, réplique Berko. Les femmes et les Indiens nostalgiques. Tais-toi et parle-nous de Litvak.

— Il a travaillé pour moi, déclare Hertz. Pendant de nombreuses, très nombreuses années.

Sa voix devient blanche, et Landsman est surpris de constater que son oncle est en colère. Comme tous les Shemets, Hertz a hérité d’un tempérament volcanique, mais ça le desservait dans son travail. Aussi, à un moment, il l’avait mis en veilleuse.

— Alter Litvak était un agent fédéral ? s’enquiert Landsman.

— Non, pas du tout. Le gars n’a touché aucun traitement de l’administration, autant que je sache, puisque l’armée américaine l’a renvoyé dans ses foyers avec les honneurs il y a trente-cinq ans.

— Pourquoi es-tu si en colère contre lui ? attaque Berko, observant son père par les fentes de lampion de ses yeux.

Hertz est décontenancé par sa question et tente de le cacher.

— Je ne me mets jamais en colère, proteste-t-il, sauf avec toi, mon fils. – Il sourit. – Alors il fréquente toujours l’Einstein. Je l’ignorais. Il a toujours été plus un joueur de cartes qu’un patser. Il brillait davantage dans les jeux qui favorisent le bluff, la duplicité, la dissimulation.

Landsman se souvient du duo de jeunes gens aux airs de durs que Litvak lui a présentés comme étant ses petits-neveux. L’un d’eux se trouvait dans les bois de Peril Strait, s’avise-t-il, au volant de la Ford Caudillo, avec l’ombre sur la banquette arrière. L’ombre d’un homme qui ne voulait pas être vu de Landsman.

— Il était là, dit Landsman à Berko. À Peril Strait. C’était lui, le mystérieux occupant de la voiture.

— Que faisait Litvak pour toi ? demande Berko. Pendant toutes ces nombreuses, très nombreuses années ?

Hertz hésite, reportant ses regards de Berko sur Landsman et vice versa.

— Un peu de ci, un peu de ça. Toujours strictement confidentiel. Il possédait de multiples compétences. Alter Litvak est peut-être l’homme le plus talentueux que j’aie jamais rencontré. Il comprend les systèmes et l’autorité, il est patient et méthodique. Il était incroyablement fort, autrefois. Un bon pilote, un mécanicien expérimenté. Un extraordinaire sens de l’orientation. Très efficace dans l’enseignement, la formation. Merde !

Avec un léger étonnement, il contemple son cigare cassé en deux, une moitié dans chaque main. Il les laisse tomber dans son assiette striée de jus de viande et étend une serviette de table sur la preuve matérielle de son émotion.

— Le Yid m’a trahi, confie-t-il. Pour ce journaliste. Il a rassemblé des éléments contre moi pendant des années, puis a remis le tout à Brennan.

— Pourquoi a-t-il fait ça s’il était ton Yid ? dit Berko.

— Je ne peux vraiment pas répondre à ta question. – Hertz secoue la tête, confronté à ce casse-tête pour le restant de sa vie, lui qui les déteste tant. – Pour de l’argent peut-être, bien que je ne le sache pas intéressé. Certainement pas par conviction. Litvak n’a aucune conviction, aucune opinion. Aucune loyauté, sauf envers les hommes qui servent sous ses ordres. Il a vu comment ça se passait quand cette engeance a pris le pouvoir à Washington. Il savait que j’étais fini avant que je le sache moi-même. Il a décidé que le moment était mûr. Il était peut-être fatigué de travailler pour moi, il voulait la place pour lui. Même après que les Américains se sont débarrassés de moi et ont mis un terme à leurs activités officielles, ils avaient encore besoin d’un correspondant à Sitka. Ils ne pouvaient vraiment pas trouver mieux qu’Alter Litvak pour leur argent. Peut-être était-il simplement fatigué de perdre contre moi aux échecs, peut-être a-t-il vu une occasion de me battre et l’a-t-il saisie. Mais il n’a jamais été mon Yid. Le statut permanent n’a jamais rien signifié pour lui. Pas plus, j’en suis certain, que la cause qu’il soutient aujourd’hui.

— La génisse rousse, murmure Berko.

— Et alors l’idée, pardonne-moi, reprend Landsman, mais explique-moi tout. D’accord, vous avez une génisse rousse sans tare. Et d’une manière ou d’une autre vous la transportez à Jérusalem.

— Puis vous l’abattez, enchaîne Berko. Et vous la brûlez jusqu’à ce qu’elle soit réduite en cendres, vous faites une pâte avec les cendres et vous en oignez vos prêtres. Sinon ils ne peuvent pas entrer dans le sanctuaire, dans le Temple, parce qu’ils sont impurs. – Il consulte son père. – J’ai raison ?

— Plus ou moins.

— O.K., mais on arrive au truc qui m’échappe. N’y a-t-il pas là-bas… comment ça s’appelle ? hésite Landsman. Cette mosquée, sur la colline où se dressait le Temple ?

— Ce n’est pas une mosquée, Meyerle, corrige Hertz. C’est un sanctuaire, Qubbat As-Sakhrah, le Dôme du rocher. Le troisième site sacré de l’Islam. Construit au VIIe siècle par Abd Al-Malik, sur l’emplacement exact des deux temples juifs. Là où Abraham est venu sacrifier Isaac, là où Jacob a vu l’échelle s’élever jusqu’au ciel. Le nombril du monde. Oui, si vous vouliez reconstruire le Temple et restaurer les anciens rites pour hâter la venue du Messie, alors il vous faudrait faire quelque chose du Dôme du rocher. Il gêne…

— Des bombes, suggère Berko avec une nonchalance exagérée. Des explosifs. C’est ça, le marché avec Alter Litvak ?

— Des bombes explosives à effet de souffle, murmure le vieux, qui tend le bras pour prendre son verre, mais il est vide. Oui, le Yid est un spécialiste.

Landsman se rejette en arrière et se lève, décroche son chapeau de la porte.

— Il faut qu’on rentre, dit-il, il faut qu’on parle à quelqu’un. Il faut qu’on parle à Bina.

Meyer ouvre son téléphone, seulement il n’y a pas de réseau si loin de Sitka. Il se dirige vers le téléphone mural, mais le numéro de Bina le renvoie directement sur sa messagerie vocale.

— Tu dois retrouver Alter Litvak, laisse-t-il comme message. Le retrouver, le garder au chaud et ne pas le laisser s’échapper.

En se retournant vers la table, il voit le père et le fils toujours assis à la même place ; Berko soumet Hertz à la question sans rien dire. Il a les mains croisées sur les genoux tel un enfant bien élevé, sauf qu’il n’est pas bien élevé, et s’il garde les doigts entrelacés, c’est seulement pour les empêcher de tenter un mauvais coup. Au bout d’un intervalle de temps qui semble très long à Landsman, oncle Hertz baisse les yeux.

— La maison de prière de St. Cyril, articule Berko. Les émeutes.

— Les émeutes de St. Cyril, acquiesce Hertz Shemets.

— Nom de Dieu !

— Berko…

— Nom de Dieu ! Les Indiens ont toujours dit que c’étaient les Juifs qui l’avaient fait sauter !

— Tu dois comprendre la pression qu’on nous mettait, se défend Hertz. À l’époque.