— Oh, je comprends, répond Berko. Tu peux me croire, la logique du contrepoids, la petite différence…
— Ces Juifs, ces fanatiques, les gens qui pénétraient dans les zones contestées, ils mettaient en danger le statut de l’ensemble du district, confirmaient les pires craintes des Américains sur ce que nous ferions s’ils nous accordaient un statut permanent.
— Euh ! Ouais, O.K. Et maman ? Elle mettait aussi le district en danger ?
Alors l’oncle Hertz parle, ou plutôt le souffle qui sort de ses poumons par la porte de ses dents ressemble à une parole humaine. Il fixe ses genoux et émet ce son une nouvelle fois. Landsman comprend qu’il dit être désolé, qu’il s’exprime dans un langage qu’on ne lui a jamais appris.
— Tu vois, je pense que je l’ai toujours su, gronde Berko, se levant de table pour aller prendre son chapeau et son manteau à la patère. Parce que je ne t’ai jamais aimé. Dès la première minute, espèce de salaud. Viens, Meyer.
Landsman suit son coéquipier à l’extérieur. En franchissant la porte, il doit s’écarter afin que Berko puisse revenir sur ses pas. Ce dernier jette de côté son chapeau et son pardessus. Il se frappe la tête deux fois des deux poings. Puis il broie une sphère invisible, grosso modo de la taille du crâne de son père, entre ses doigts tendus.
— Toute ma vie j’ai essayé, profère-t-il à la fin. Je veux dire, merde, regarde-moi !
Il arrache la calotte de sa tête et la tient en l’air, la contemplant avec une soudaine horreur comme si c’était la chair de son cuir chevelu. Il la lance en direction du vieux. Elle rebondit sur son nez, puis tombe sur le tas composé par la serviette de table et les bouts de cigare dans le jus d’élan.
— Regarde-moi cette merde !
Berko empoigne le devant de sa chemise, l’ouvre d’une secousse dans une pluie de boutons. Il expose le simple carré blanc de son châle à franges, le gilet pare-balles le plus léger au monde, son Kevlar blanc sacré, bordé d’une bande de bleu cachalot.
— Je déteste cette saloperie ! – Il passe le châle par la tête, hausse les épaules et l’ôte en hâte, ce qui le laisse en tee-shirt blanc. – Tous les putain de jours de ma vie, je me lève le matin, mets cette merde sur mes épaules et fais semblant d’être quelque chose que je ne suis pas, quelque chose que je ne serai jamais ! Pour toi.
— Je ne t’ai jamais demandé de pratiquer la religion, proteste le vieux sans lever les yeux. Je ne crois pas t’avoir jamais forcé…
— Ça n’a rien à voir avec la religion, le coupe Berko. Ça a tout à voir avec les pères, nom de Dieu !
C’est par la mère, bien sûr, que l’on est ou que l’on n’est pas juif. Berko le sait. Il le sait depuis le jour où il a débarqué à Sitka, il le voit chaque fois qu’il se regarde dans la glace.
— Tout ça, c’est absurde, continue le vieux en marmonnant dans sa barbe. Une religion d’esclaves. S’attacher, cet attirail S.M. ! Je n’ai jamais porté ces idioties de ma vie !
— Non ? s’exclame Berko.
La rapidité avec laquelle Berko déplace sa masse de la porte de la cabane à la table à manger prend Landsman au dépourvu. Le temps qu’il comprenne ce qui se passe, Berko a jeté le sous-vêtement rituel sur la tête du vieux. Il enserre celle-ci d’un bras tandis que, de l’autre, il enroule les franges nouées autour, dessinant avec les fins brins de laine le contour du visage du vieux. On dirait qu’il emballe une statue pour expédition. Le vieux lance des coups de pied, griffe l’air de ses ongles.
— Tu n’en as jamais porté, hein ? gronde Berko. Merde, tu n’en as jamais porté ! Essaie le mien ! Essaie le mien, connard !
— Arrête. – Landsman vient au secours de l’homme dont la dépendance à la tactique sacrificielle a mené directement, sinon de manière prévisible, à la mort de Laurie Jo Bear. – Berko, allez, arrête maintenant.
Il prend Berko par le bras, le tire en arrière et, après s’être interposé entre les deux, entreprend de pousser le colosse vers la porte.
— D’accord. – Berko jette les mains en l’air et laisse son cousin le pousser d’un mètre dans cette direction. – O.K., j’ai fini. Bas les pattes, Meyer.
Landsman se détend, lâche son coéquipier. Berko fourre son tee-shirt dans la ceinture de son pantalon et commence à reboutonner sa chemise, mais tous les boutons ont valdingué. Il abandonne, lisse le blaireau noir de ses cheveux d’une large paume de main, se penche pour récupérer son chapeau et son manteau tombés à terre et sort. La nuit, elle, entre en volutes avec le brouillard dans la cabane sur pilotis au-dessus des eaux.
Landsman se retourne vers le vieux qui est resté assis la tête emmaillotée dans le châle de prière, pareil à un otage qui n’est pas autorisé à voir les visages de ses ravisseurs.
— Tu veux un coup de main, oncle Hertz ?
— Ça ira, répond le vieux d’une voix inaudible, assourdie par le tissu. Merci.
— Tu veux rester comme ça ?
Le vieux ne répond pas. Landsman remet son chapeau et sort à son tour.
Ils sont en train de remonter dans l’auto quand ils entendent le coup de feu, une détonation qui dresse la carte des montagnes dans les ténèbres, les illumine d’échos qui se répercutent alentour avant de s’éteindre.
— Merde, dit Berko.
Il est de retour dans la cabane avant que Landsman ait même atteint le perron. Le temps que Landsman se rue à l’intérieur, Berko s’est accroupi à côté de son père qui a pris une étrange posture près de son lit, une foulée de coureur de haies, avec une jambe remontée vers la poitrine et l’autre tendue derrière lui. Dans sa main droite, il tient encore mollement un revolver noir à canon court et, dans sa main gauche, le châle rituel. Berko allonge les membres de son père, le retourne sur le dos et cherche son pouls jugulaire. Il y a une tache rouge et luisante sur la tempe droite du vieux, juste au-dessus du coin de l’œil. Des cheveux roussis collés par le sang. Un piètre coup, apparemment.
— Oh, merde, répète Berko. Oh, merde, papa. Tu as gagné.
— Il a gagné, confirme Landsman.
— Papa ! crie Berko, avant de baisser la voix en un grincement guttural et de gémir quelque chose, un ou deux mots, dans la langue qu’il a jadis laissée derrière lui.
Ils arrêtent le saignement, compriment la blessure. Landsman cherche la balle des yeux et trouve le trou de ver qu’elle a creusé dans la cloison de contreplaqué.
— Où s’est-il procuré ça ? demande Landsman, ramassant le revolver. – C’est une arme ordinaire, aux arêtes émoussées, un vieux modèle. – Le .38 spécial police ?
— Je n’en sais rien. Il possède un tas d’armes, il aime les armes à feu. C’est le seul truc que nous avions en commun.
— À mon avis, c’est l’arme utilisée par Melekh Gaystick au Café Einstein.
— Ça ne me surprendrait pas du tout, acquiesce Berko.
Il charge le fardeau de son père sur ses épaules. Ils le descendent à deux jusqu’à l’auto et l’étendent à l’arrière sur un amas de serviettes. Landsman allume la sirène secrète qu’il a peut-être utilisée deux fois en cinq ans. Puis ils repartent à l’assaut de la montagne.
Il y a bien un poste de secours à Nayeshtat, mais beaucoup n’en sont pas sortis vivants, aussi décident-ils de le conduire à l’hôpital de Sitka. Sur le trajet, Berko appelle sa femme. Il lui explique, de manière pas très cohérente, que son père et un certain Alter Litvak ont été indirectement responsables de la mort de sa mère durant les pires violences judéo-indiennes des soixante ans d’histoire du district, et que son père vient de se tirer une balle dans la tête. Il la prévient que son cousin et lui vont déposer le vieil homme aux urgences de l’hôpital de Sitka, parce qu’il est policier, merde, et qu’il a un boulot à faire et que le vieux peut aller crever, pour ce que ça lui fait. Ester-Malke semble n’avoir aucune objection aux termes de ce projet et Berko coupe la communication. Les cousins s’enfoncent pendant dix ou quinze minutes dans une zone sans couverture de réseau ; quand ils en ressortent sans avoir échangé une parole, ils sont presque à la périphérie de la ville, et le shoyfer sonne.