— O.K., dit Landsman. Allons-y.
Mais Bina ne bouge toujours pas.
— Tu sais, c’était agréable de ne pas avoir à vivre avec toutes tes conneries, de ne pas avoir à supporter vingt-quatre heures sur vingt-quatre de Landsmania.
— Je t’envie.
— Hertz, Berko, ta mère, ton père, vous tous. – Elle ajoute en anglo-américain : Cette bande de putain de dingues !
— Je sais.
— Naomi était la seule personne sensée de la famille.
— Elle disait la même chose de toi, confie Landsman. Sauf qu’elle disait « au monde ».
Deux coups rapides à la porte. Landsman se lève, pensant que c’est Berko.
— Salut, dit en anglo-américain l’homme planté sur le seuil. Je ne crois pas avoir le plaisir…
— Qui êtes-vous ? demande Landsman.
— Moi est votre société de pompes funèbres, répond l’inconnu dans un yiddish écorché bien que tonique.
— Mr Spade est ici pour superviser la transition, explique Bina. Je crois vous avoir signalé qu’il allait arriver, inspecteur Landsman.
— En effet, vous me l’avez signalé.
— Inspecteur Landsman, répète Spade, repassant miséricordieusement à l’anglo-américain. Le légendaire Landsman.
Ce n’est pas le golfeur bedonnant que s’était imaginé Landsman, il est trop jeune, avec un visage quelconque et des épaules carrées. Il porte un complet gris en worsted boutonné sur une chemise blanche et une cravate du bleu pointillé des parasites vidéo. Son cou est un mélange d’accidents de rasage et de poils ratés. La saillie de sa pomme d’Adam suggère des abîmes insondables de sérieux et de sincérité. Au revers de son veston, il arbore une épingle en forme de poisson stylisé.
— Et si nous nous asseyions un moment avec votre capitaine, vous et moi ?
— Très bien, dit Landsman. Moi, je préfère rester debout.
— C’est comme vous voudrez. Mais si nous sortions du passage…
Landsman s’écarte en lui faisant signe d’entrer. Spade ferme la porte.
— Inspecteur Landsman, commence Spade, j’ai des raisons de croire que vous avez mené une enquête sans autorisation et, étant donné que vous êtes actuellement suspendu…
— Avec traitement, précise Landsman.
— … tout ce qu’il y a de plus illégale dans une affaire qui a été officiellement classée. Avec l’aide de l’inspecteur Berko Shemets, également sans autorisation. Et, si je peux risquer une hypothèse, eh bien, je ne serais pas surpris s’il s’avérait que vous aussi l’avez aidé, inspecteur Gelbfish.
— Elle n’a fait que m’emmerder, objecte Landsman. C’est la vérité. Vous parlez d’une aide !
— Je viens d’appeler le bureau de l’attorney, lance Bina.
— Vous les avez appelés ?
— Ils vont peut-être reprendre cette affaire.
— Vraiment ?
— Ça sort de mes attributions. Il y a eu – il y a peut-être eu – une menace. Contre une cible étrangère, fomentée par des résidents du district.
— Oui oui. – Spade semble à la fois scandalisé et ravi. – Une menace ? Tous aux abris !
Un fluide glacial condensé emplit les yeux de Bina, quelque part entre mercure et neige fondue.
— J’essaie de retrouver un certain Alter Litvak, dit-elle, une grande lassitude aplanissant les aspérités de sa voix. Peut-être qu’il est impliqué dans cette menace, peut-être que non. En tout cas, j’aimerais bien voir ce qu’il sait sur le meurtre de Mendel Shpilman.
— Oui oui, répète aimablement Spade, un brin distrait peut-être, comme quelqu’un qui feint de trouver de l’intérêt aux menus détails de votre vie tout en surfant sur un Internet intérieur de son esprit. O.K., mais, voyez-vous, il y a un truc, madame. M’exprimant à titre… comment dites-vous déjà ? le type de la société de pompes funèbres qui veille le corps quand c’est un Juif…
— On l’appelle un shoymer, répond Bina.
— Très bien. M’exprimant à titre de shoymer local, je dois vous dire non. Ce que vous allez faire, c’est oublier cette merde et laisser Mr Litvak tranquille.
Bina attend un long moment avant de reprendre la parole. La lassitude de sa voix semble gagner ses épaules, sa mâchoire, les traits de son visage.
— Êtes-vous mêlé à ça, Spade ?
— Moi personnellement ? Non, madame. L’équipe de transition ? Oui, oui. La Commission de rétrocession de l’Alaska ? Impossible. En vérité, je sais très peu de chose sur ce cafouillis. Et ce que je sais, je ne suis pas libre d’en parler. J’appartiens à la direction des ressources humaines, inspecteur. C’est ma mission. Et je suis ici pour vous dire, avec tout le respect que je vous dois, qu’un nombre suffisant de vos ressources a déjà été engagé dans cette affaire.
— Ce sont mes ressources, monsieur Spade, rétorque Bina. Pendant deux mois encore, je peux interroger les témoins que je veux, je peux appréhender qui je veux.
— Pas si le bureau de l’attorney vous ordonne de ne pas insister.
Le téléphone sonne.
— Ce doit être le bureau de l’attorney, dit Landsman.
Bina décroche.
— Allô, Kathy. – Elle écoute un instant, hochant la tête sans un mot, puis dit : Je comprends.
Et elle raccroche. Sa voix est calme et dénuée d’émotion, un petit sourire apparaît sur son visage, et elle baisse humblement la tête, comme pour s’avouer vaincue. Landsman devine qu’elle se force à ne pas le regarder car, si elle le faisait, elle risquerait de se mettre à pleurer. Et il sait à quel point Bina doit être mortifiée pour être proche des larmes.
— Moi qui avais tout si bien combiné, murmure-t-elle.
— Mais cet endroit, permets-moi de te le dire, tente de la réconforter Landsman, avant que tu débarques, c’était une pétaudière.
— J’allais vous repasser le bébé, lance-t-elle à l’intention de Spade. Bien emballé, sans une miette qui traîne ni un fil qui dépasse.
Elle travaillait si consciencieusement, accumulait les honneurs, savait faire la lèche-cul avec qui il fallait, nettoyer les écuries d’Augias, ficeler le commissariat central en un beau paquet-cadeau et s’attacher dessus à la façon d’un nœud de rubans.
— Je me suis même débarrassée de cet ignoble siège, ajoute-t-elle. Merde, que se passe-t-il ici, Spade ?
— En toute sincérité, je l’ignore, madame. Et même si je le savais, je vous dirais le contraire.
— Vos ordres, c’est d’empêcher qu’il y ait des vagues de ce côté-ci.
— Oui, madame.
— L’autre côté, c’est la Palestine.
— Je ne suis pas expert en Palestine, déclare Spade. Je viens de Lubbock. Ma femme est aussi du Texas, de Nocogdoches, et ce n’est qu’à soixante-dix kilomètres de Palestine City.
Bina reste un moment sans expression, puis la compréhension enflamme ses joues de colère.
— Ne restez pas là à me raconter vos blagues. Comment osez-vous ?
— Non, madame, répond Spade, dont c’est le tour de rougir légèrement.
— Je prends ma mission très au sérieux, monsieur Spade. Et vous avez intérêt, je vous le dis, vous avez vraiment intérêt à me prendre aussi au sérieux.
— Oui, madame.
Bina se lève de son bureau, décroche son parka orange de la patère.
— Je vais mettre Alter Litvak en examen, l’interroger, peut-être l’appréhender. Vous voulez m’arrêter, essayez donc ! – Parka au vent, elle frôle en passant Spade, pris au dépourvu par son brusque mouvement. – Mais si vous tentez de m’arrêter, il y aura des vagues de votre côté, je vous le promets.
Et elle disparaît une seconde, avant de repasser la tête par la porte, occupée à enfiler son manteau orange éblouissant.