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Pendant que, de la porte, les biks Rudashevsky faisaient signe à Litvak de les suivre dans l’escalier de béton aux marches recouvertes de vinyle, puis au fond du puits de mine d’un couloir menant à la porte d’entrée des bains turcs, leurs visages serrés comme des poings abritaient une petite flamme. Méchanceté, pitié, la lueur d’un farceur, d’un bourreau ou d’un prêtre s’apprêtant à révéler le dieu cannibale. Quant au vieux caissier russe dans sa cage grillagée et au garçon de salle dans son bunker de serviettes blanches bien pliées, pour autant que sache Litvak, ces Yids ne voyaient absolument rien. Ils gardaient la tête baissée, aveuglés par la peur et la discrétion. Ils étaient ailleurs, en train de boire un café à la Polar-Shtern, ou encore chez eux couchés dans leur lit avec leur femme. Les bains n’étaient même pas ouverts à cette heure-ci. Il n’y avait personne, absolument personne, et l’employé qui fit glisser sur le comptoir une paire de serviettes usées destinées à Litvak était un fantôme servant un linceul à un mort.

Litvak se déshabilla et accrocha ses vêtements à deux patères d’acier. Il sentait déjà la marée montante des bains, une odeur de chlore et d’aisselles aux relents salés qui, à la réflexion, venaient peut-être de l’usine de saumure du rez-de-chaussée. L’obligation de se dévêtir ne pouvait pas l’atteindre, si tel était le but. Ses cicatrices étaient nombreuses, dans certains cas horribles, elles produisaient toujours leur effet. Il entendit un léger sifflement de celui des deux Rudashevsky qui surveillait le vestiaire. Le corps de Litvak était un parchemin marqué par la souffrance et la violence dont ils pouvaient seulement espérer faire l’exégèse la plus dépouillée. Il sortit son bloc-notes de la poche de son veston pendu à la patère.

Ce que vous voyez vous plaît ?

Les Rudashevsky ne réussirent pas à s’entendre sur une réponse appropriée. L’un inclina la tête, l’autre la secoua. Ils échangèrent des réponses, à la satisfaction d’aucun des deux. Puis ils abandonnèrent Litvak et l’envoyèrent, par la porte de verre embuée, affronter le corps dont ils avaient la garde dans la salle de vapeur.

Ce corps, son horreur et sa splendeur, nu comme un œil géant énucléé, injecté de sang. Litvak ne l’avait vu qu’une fois auparavant, il y avait bien des années, couronné d’un feutre mou, enroulé telle la tripe d’un Pinar del Río dans une cape noire qui balayait les pointes de ses élégantes bottines noires. À présent, sa masse émergeait de la vapeur, un bloc de calcaire humide, moucheté d’un lichen de poils noirs. Litvak avait l’impression d’être un avion pris dans la brume et secoué par des courants ascendants face à une montagne inattendue. Le ventre gros de triplés d’éléphant, les seins formés et pendants, chacun surmonté de la lentille rosée d’un mamelon. Les cuisses, d’énormes pains halla marbrés et pétris à la main. Perdu dans les ombres les séparant, un énorme ombilic de chair d’un brun grisâtre.

Litvak abaissa la carapace non isolée de sa personne vers la banquette de carrelage brûlant en face du rabbi. La fois où il avait croisé Shpilman dans la rue, les yeux de celui-ci étaient dissimulés dans l’ombre portée par le cadran solaire du bord de son chapeau. En ce moment, ils étaient rivés sur Litvak et son corps ravagé. C’étaient des yeux, se dit Litvak, pleins de bonté, ou que leur patron avait formés à l’usage de la bonté. Ils déchiffraient les cicatrices de Litvak, la bouche violette et froncée sur son épaule droite, les balafres de velours rouge sur sa hanche, le creux de sa cuisse gauche assez profond pour contenir une once de gin. Ils exprimaient leur sympathie, leur respect, et même leur reconnaissance. La guerre de Cuba était célèbre pour son inutilité, sa brutalité et son gâchis. Ses vétérans avaient été mis de côté à leur retour. Personne ne leur avait offert de pardon, d’écoute, une chance de guérison. Heskel Shpilman, lui, offrait les trois à Litvak et à son cuir tanné par la guerre.

— On m’a expliqué la nature de votre handicap, ainsi que la teneur de votre proposition, dit le rebbè, dont la voix efféminée, défléchie par la vapeur et les carreaux de porcelaine, semblait provenir d’ailleurs que de la timbale de sa poitrine. Je vois que vous avez apporté votre bloc et un stylo, malgré ma consigne très stricte que vous ne deviez rien garder sur vous.

Litvak tendit les articles offensants, perlés de vapeur. Il sentait le gonflement, le gondolage des pages de son bloc.

— Vous n’en aurez pas besoin.

Les mains ailées de Shpilman se perchèrent sur le rocher de son ventre ; il ferma les yeux, privant Litvak de leur sympathie, réelle ou feinte, et le laissant mijoter une ou deux minutes dans la vapeur. Litvak avait toujours haï le shvits. Mais cet établissement du vieil Harkavy, profane et sordide, était le seul endroit que le rebbè verbover avait pu trouver pour traiter une affaire privée loin de son tribunal, de son gabè, de son monde.

— Je n’ai aucune intention de vous demander un complément de réponse ou d’enquête.

Litvak inclina la tête et s’apprêta à se lever. Sa raison lui disait que Shpilman ne se serait pas donné la peine de le convier à cet entretien nudiste et unilatéral s’il avait eu l’intention de le rembarrer. Mais il sentait instinctivement que sa démarche était condamnée, et que Shpilman l’avait convoqué à Ringelblum Avenue pour lui opposer son refus avec toute l’autorité éléphantesque de sa personne.

— Je veux que vous sachiez, monsieur Litvak, que j’ai accordé beaucoup de considération à votre proposition. Je me suis efforcé de suivre sa logique sous tous les angles. Commençons par nos amis du Sud. S’il s’agissait d’une simple demande de quelque chose, d’une spécialité ou d’une ressource tangible… de pétrole, par exemple. Ou s’ils étaient poussés par un intérêt plus purement stratégique pour la Russie ou la Perse. Dans les deux cas, ils n’ont manifestement pas besoin de nous. Aussi difficile que puisse être la conquête de la Terre promise, notre présence physique, notre volonté de nous battre, nos armes ne changent pas grand-chose à leur plan de bataille. J’ai étudié leurs déclarations de soutien à la cause juive en Palestine, ainsi que leur théologie, et, dans la mesure du possible, en me fondant sur les rapports de rabbi Baronshteyn, j’ai voulu me former un jugement sur les Gentils et leurs visées. Et je peux seulement en conclure que, quand ils disent souhaiter voir Jérusalem retrouver sa souveraineté juive, ils sont sincères. Leur dialectique, les prétendus prophéties et apocryphes dont la prétendue autorité sous-tend ce souhait, tout cela me paraît peut-être risible. Et même abominable. Je plains les Gentils pour leur croyance puérile dans le retour imminent de celui qui n’est en premier lieu jamais parti, encore moins arrivé. Mais je suis certain qu’eux, de leur côté, nous plaignent pour notre propre messie tardif. Comme pilier fondateur d’un partenariat, une pitié réciproque n’est pas à dédaigner.

« Quant à votre point de vue dans cette affaire, c’est facile, n’est-ce pas ? Vous êtes un soldat à vendre. Vous appréciez le défi et la responsabilité de la tactique, je comprends ça. Vous aimez vous battre, et vous ne détestez pas tuer, tant que les morts ne se comptent pas parmi vos hommes. Et, oserais-je dire, après toutes ces années avec Shemets – et maintenant à votre compte –, vous avez depuis longtemps l’heur de sembler plaire aux Américains.

« Pour les verbovers, les risques sont énormes. Notre communauté entière pourrait disparaître dans cette aventure. Être anéantie en l’espace de quelques jours, si vos troupes sont mal préparées ou, plus simplement, surpassées en nombre, ce qui ne semble pas invraisemblable. Mais si nous restons ici, eh bien alors nous sommes finis aussi. Éparpillés aux quatre vents. Nos amis du Sud ont été clairs là-dessus. C’est ça, le « bâton ». La rétrocession ou avoir le feu au derrière, non ? Une Jérusalem restaurée ou le seau d’eau glacé. Quelques-uns de nos jeunes gens préconisent de résister ici, de les mettre au défi de nous déloger. Mais c’est de la démence.