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La première nuit, le père de Landsman dormit avec Hertz, sur le sol de l’appartement des Shemets. Le lendemain, Freydl l’emmena acheter des vêtements, qu’elle paya sur le pécule de sa bat-mitzva. Elle l’aida à louer une chambre chez une veuve de fraîche date qui habitait l’immeuble. Elle lui massait le cuir chevelu avec un oignon, croyant que cela lui fortifierait les cheveux, le bourrait de foie de veau pour soigner son anémie. Pendant les cinq années qui suivirent, elle le secoua, le houspilla et le tyrannisa pour qu’il s’assît le dos droit, regardât dans les yeux de son interlocuteur en parlant, apprît l’anglo-américain et portât des prothèses dentaires. Elle l’épousa le lendemain de son dix-huitième anniversaire et trouva un emploi au Sitka Tog, grimpant les échelons des pages féminines jusqu’au poste de rédacteur en chef. Elle travaillait soixante à soixante-quinze heures par semaine, cinq jours sur sept ; quand elle décéda du cancer, Landsman était encore un collégien. Entre-temps, Hertz Shemets impressionna tellement les juristes américains de Fœhn Harmattan qu’ils organisèrent une collecte et mirent en branle les pistons nécessaires pour l’envoyer à la faculté de droit de Seattle. Par la suite, il fut le premier Juif à être recruté par le détachement du F.B.I. de Sitka, premier directeur du district, et finalement, après avoir attiré l’attention de Hoover, il prit les commandes du programme régional de contre-espionnage du Bureau.

Le père de Landsman jouait aux échecs.

Tous les matins, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, il parcourait les trois kilomètres qui le séparaient du bar de l’hôtel Einstein, s’asseyait à une table au plateau en aluminium, au fond de la salle et face à la porte, et sortait son petit jeu d’échecs en érable et merisier, cadeau de son beau-frère. Tous les soirs, il s’installait sur son banc à l’arrière de la petite maison d’Adler Street où Landsman avait grandi, à Halibu Point, pour jeter un coup d’œil aux huit ou neuf parties par correspondance qu’il avait en cours. Il prenait des notes pour Chess Review, révisait une biographie de Tartakower qu’il n’acheva jamais ou abandonna. Il touchait une pension du gouvernement allemand. Et, avec l’aide de son beau-frère, il apprit à son fils à détester son jeu de prédilection.

— Tu ne peux pas faire ça, implorait Isidor Landsman, après que son fils eut, avec des doigts exsangues, livré son chevalier ou son pion à la fatalité qui était toujours une surprise pour lui, peu importait combien il étudiait, jouait ou s’entraînait. Prends exemple sur moi.

— C’est ce que je fais.

— Non, ce n’est pas ce que tu fais.

Mais, au service de son petit malheur personnel, Landsman pouvait aussi se montrer obstiné. Satisfait, brûlant de honte, il regardait se dérouler l’impitoyable destin qu’il avait été incapable de prévoir. Et Isidor démolissait son fils, l’étripait, le disséquait, tout en le fixant de derrière le guichet affaissé de son visage.

Au bout de quelques années de ce sport, Landsman s’installa devant la machine à écrire de sa mère pour écrire à son père une lettre où il lui avouait sa détestation du jeu d’échecs et le suppliait de ne plus le forcer à jouer. Landsman garda cette lettre dans son cartable une semaine, encaissant trois sanglantes défaites supplémentaires, puis la posta du bureau de poste de l’Untershtot. Deux jours après, Isidor Landsman se donnait la mort d’une surdose de Nembutal dans la chambre 21 de l’hôtel Einstein.

Après ces événements, Landsman commença à avoir des problèmes. Il mouillait son lit, devint obèse, cessa de parler. Sa mère le mit en thérapie chez un médecin remarquablement gentil et inefficace, le Dr Melamed. Vingt-trois ans après la mort de son père, pas avant, Landsman retrouvait la lettre mortelle dans un carton contenant également un bel exemplaire de la biographie inachevée de Tartakower. Il apparut qu’Isidor Landsman n’avait jamais ouvert, et encore moins lu, la lettre de son fils. Au moment où le facteur l’avait apportée, il était déjà mort.

6.

Alors qu’il sort sa voiture pour passer prendre Berko, Landsman bute sur le souvenir de ces vieux Yids en train de jouer aux échecs, ratatinés au fond du Café Einstein. À sa montre, il est six heures quinze du matin. Mais d’après le ciel, le boulevard désert et la boule d’angoisse qui pèse au creux de son estomac, c’est le cœur de la nuit. Si près du cercle arctique et du solstice d’hiver, il reste au moins deux heures avant le lever du soleil.

Landsman est au volant d’une Chevrolet Chevelle Super Sport 1971, qu’il a achetée dix ans plus tôt, dans un bel accès d’optimisme mêlé de nostalgie, et a rodée jusqu’à ce que ses vices cachés semblent indiscernables des siens. L’année de la sortie du modèle 1971, la Chevelle est passée de deux paires d’ampoules de phare à une seule. Actuellement, une de ces ampoules est grillée Landsman roule à l’aveuglette façon cyclope le long du front de mer. Droit devant lui se dressent les tours de Shvartsn-Yam, sur leur langue de terre artificielle au milieu du Sitka Sound, blotties dans les ténèbres tels des prisonniers regroupés par une puissante lance d’arrosage.

Les shtarkers russes ont développé le Shvartsn-Yam sur une terre véritablement explosive au milieu des années 1980, lors des premiers jours grisants de la légalisation des jeux de casino. Appartements en multipropriété, centres de vacances et garçonnières, c’était ça l’idée, avec le casino du Grand Yalta et ses tables animées au cœur de l’action. Mais, interdits par le Décret de défense des valeurs traditionnelles, les jeux d’argent légaux ne sont plus de mise ; aujourd’hui, le bâtiment du casino abrite un KosherMart, un Walgreens et une succursale Big Macher. Les shtarkers sont retournés aux combines de financement illégal des partis politiques, aux bureaux de paris et aux jeux de hasard clandestins. Noceurs et touristes ont cédé le pas à une population de personnages interlopes et d’immigrés russes, une poignée de Juifs ultra-orthodoxes et une bande de semi-professionnels bohèmes, amoureux de l’ambiance de fête gâchée traînant dans le voisinage, telle une guirlande de Noël accrochée à la branche d’un arbre dénudé.

La famille Taytsh-Shemets habite dans le Dnyeper, au vingt-troisième étage. Le Dnyeper est rond comme une pile de moules à tarte. Beaucoup de ses résidants, ignorant leurs vues imprenables sur le cône effondré du mont Edgecumbe, l’étincelante Safety Pin ou l’Untershtot illuminé, ont fermé leurs balcons arrondis au moyen de doubles fenêtres extérieures et de jalousies afin de gagner une pièce supplémentaire. Les Taytsh-Shemets les ont imités pour la venue du bébé, le premier. Désormais deux petits Taytsh-Shemets dorment là, rangés sur le balcon tels des skis au rancart.

Landsman gare sa Super Sport sur l’emplacement derrière les conteneurs d’ordures qu’il a fini par considérer comme le sien, même s’il pense qu’un homme ne devrait pas en arriver à ressentir de la tendresse pour une place de parking. Le simple fait de savoir où mettre sa voiture, vingt-trois étages plus bas qu’une invitation permanente à prendre le petit déjeuner, ne devrait jamais passer pour un retour au bercail dans le cœur d’un homme.