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Litvak fit tomber le cigare de la douce main de Shpilman. Il foudroya Turteltoyb du regard, aveuglé par les vapeurs rouge sang de sa fureur. Brusquement, la certitude qu’il avait eue sur le ponton, selon laquelle Shpilman servirait leurs besoins, se retourna. Un homme tel que Shpilman, un talent tel que le sien ne pouvait jamais servir personne ; il pouvait seulement être servi, en premier lieu par son propriétaire. Pas étonnant que le pauvre type ait cherché à lui échapper depuis si longtemps.

Ouste

Ils lurent son message et, un à un, quittèrent la pièce ; la dernière fut la sœur de Landsman, qui ne manqua pas de demander où elle allait dormir avant de dire à Mendel, sur un ton plein de sous-entendus, qu’elle le verrait le lendemain matin. Sur le moment, Litvak eut la vague idée qu’elle lui fixait peut-être un rendez-vous amoureux, mais, voyant en elle une lesbienne, il élimina cette possibilité avant d’avoir eu le temps de la prendre en considération. Il ne vint pas à l’esprit de Litvak que la Juive, dans son esprit d’aventure, posait déjà les jalons de l’audacieuse évasion que Mendel n’avait pas encore décidé de tenter. La sœur de Landsman gratta une allumette, tira sur son cigare pour l’allumer, puis sortit à son tour nonchalamment.

— N’en veuillez pas au gamin, reb Litvak, dit Shpilman dès qu’ils furent seuls. Les gens ne peuvent pas s’empêcher de me confier des choses. Mais je crois que vous l’avez remarqué. Je vous en prie, prenez un cigare, allez ! Ils sont très bons.

Shpilman ramassa le Cohiba que Litvak lui avait arraché des doigts. Comme Litvak n’acceptait ni ne refusait, le Yid le porta à la bouche de ce dernier, l’inséra délicatement entre ses lèvres. Le cigare resta pendu là, exhalant ses effluves de jus de viande, de liège et de prosopis, des odeurs de con qui remuaient de vieux désirs. Il y eut un cliquetis, suivi d’un grattement, puis Litvak se pencha songeusement en avant et avança le bout du cigare dans la flamme de son briquet Zippo. Il reçut le choc fugace que créait un miracle. Puis il sourit et hocha la tête pour remercier, éprouvant une bouffée de soulagement devant la tardive arrivée d’une explication logique : il avait dû oublier son briquet à Sitka, où Gold ou Turteltoyb l’avait trouvé avant de l’emporter dans leur vol pour Peril Strait. Shpilman l’avait emprunté et, avec ses manies de junkie, l’avait empoché après avoir allumé une papiros. Oui, il était bon.

Le cigare prit avec un grésillement et s’enflamma. Quand Litvak leva les yeux des braises rougeoyantes, Shpilman le fixait avec ses étranges yeux mosaïques, mouchetés d’or et de vert. Il était bon, se répéta Litvak. Le cigare était vraiment très bon.

— Allez-y, dit Shpilman, qui glissa de force le Zippo dans la main de Litvak. Allez, reb Litvak, allumez la bougie. Vous n’avez pas de prière à dire, il n’y a rien à faire ou à sentir. Contentez-vous de l’allumer, allez.

Pendant que le monde perdait sa logique sans grand espoir de retour, Shpilman mit la main à la poche du veston de Litvak et en sortit le verre de cire avec sa mèche. Litvak ne trouva aucune explication à ce tour de passe-passe ; il prit la bougie des doigts de Shpilman et la posa sur une table. Il actionna la pierre à briquet d’un mouvement du pouce, sentit la chaleur intense de la main de Shpilman posée sur son épaule. Le poing de son cœur commença à relâcher son étreinte, comme cela se reproduirait peut-être quand viendrait le jour où il mettrait enfin les pieds dans la maison où il était fait pour demeurer. C’était une sensation terrible. Il ouvrit la bouche.

— Non, articula-t-il d’une voix où, à son grand étonnement, résonnait une note humaine.

D’un coup sec, il referma son briquet et écarta la main de Shpilman avec une telle violence que le Yid perdit l’équilibre, tituba et se cogna la tête à l’étagère métallique. La force du coup fit voltiger la bougie qui s’écrasa sur le carrelage. Le verre se cassa en trois gros morceaux, le cylindre de cire se fendit en deux.

— Je ne veux pas, croassa Litvak. Je ne suis pas prêt. Mais quand il abaissa les yeux vers Shpilman, étalé par terre, étourdi, avec une entaille qui saignait à la tempe droite, il sut que c’était déjà trop tard.

40.

À l’instant où Litvak repose son stylo, on entend un tohu-bohu derrière la porte : un juron étouffé, un bris de verre, comme des poumons qui se vident de leur air. Puis Berko Shemets entre dans la chambre du pas du promeneur. Il a la tête de Gold nichée sous un bras, à la manière d’un beau rôti, et le reste de Gold traîne derrière par terre. Les talons du ganèf laissent de profonds sillons dans la moquette. Berko claque la porte derrière eux. Il a dégainé son sholem, lequel, à la manière d’une aiguille de boussole, recherche fébrilement le nord magnétique incarné par Alter Litvak. Le sang de Hertz macule son jean et sa chemise de chasse. Son chapeau, rejeté en arrière, fait ressortir son front et le blanc de ses yeux. La tête de Gold lance des regards chargés d’oracles depuis le creux du bras de Berko.

— Tu devrais chier sang et pus, vaticine Gold. Tu devrais avoir la gale comme Job !

L’arme de Berko pivote pour viser la cervelle du jeune Yid dans son réceptacle cassable. Gold cesse de se débattre, et l’arme reprend son inspection cyclopéenne de la poitrine d’Alter Litvak.

— Berko, dit Landsman. Qu’est-ce que c’est que ce binz ?

Berko lève les yeux vers Landsman comme si c’était un gros fardeau. Il ouvre les lèvres, les referme, prend son inspiration. Il semble avoir quelque chose d’important à exprimer : un nom, une incantation, une équation capable de courber le temps ou de détricoter les cordes du monde. À moins, peut-être, qu’il n’essaie de s’empêcher de se détricoter lui-même.

— Ce Yid, énonce-t-il. Puis plus doucement, d’une voix un peu enrouée : … Ma mère.

Landsman a peut-être vu une photo de Laurie Jo Bear. Il lui revient un vague souvenir de frange noire bien lisse, de lunettes roses, de sourire malicieux, mais la femme qui se cache derrière n’est même pas un fantôme pour lui. Berko racontait souvent des histoires sur la vie dans les Indianer-Lands. Des histoires de basket, de chasse aux phoques, d’ivrognes et d’oncles, des histoires sur Willie Dick, celle d’une oreille humaine posée sur la table. Landsman ne se souvient pourtant d’aucune sur sa mère. Il a toujours su, suppose-t-il, que le retournement de Berko avait dû beaucoup lui coûter, représenter une sorte d’héroïque exploit d’oubli. Il ne s’est jamais seulement donné la peine d’y voir une perte. Manque d’imagination, péché pire chez un shammès que d’aller dans un endroit sensible sans renfort. Ou peut-être était-ce le même péché sous une forme différente.

— Aucun doute, dit Landsman, avançant d’un pas vers son coéquipier. C’est un méchant, mérite une bastos…

— Tu as deux petits garçons, Berko, intervient Bina de son ton le plus neutre. Tu as Ester-Malke, un avenir à préserver…

— Non, il n’en a…, dit ou plutôt tente de dire Gold.

Berko serre son bras plus fort, et Gold s’étrangle, tente de se retourner pour trouver un appui sur ses pieds.

Litvak scribouille quelque chose au dos de son bloc sans quitter Berko des yeux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Que dit-il ?

Pas d’avenir ici pour un Juif

— Ouais, ouais, dit Landsman. On est déjà au courant.

Il arrache son stylo et son bloc à Litvak, retourne la dernière page et écrit en anglo-américain : FAIS PAS LE CON ! TU M’IMITES ! Il détache la feuille de papier, puis rend son bloc et son stylo à leur propriétaire, fourre la feuille sous le nez de Berko afin que celui-ci puisse la lire. L’argument est assez convaincant. Berko lâche Gold juste au moment où le Yid devient tout violet. Gold s’écroule par terre, cherchant sa respiration. Le pistolet tremble dans le poing de Berko.