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— Non ?

— Oh ! inspecteur Landsman, c’est l’histoire qui nous raconte. Comme elle le fait depuis le début. Nous faisons partie de l’histoire. Vous, moi…

La pochette d’allumettes vient d’un restaurant de Washington, le Hogate’s Seafood, au coin de la 9e et de Maine Avenue, dans le sud-ouest de Washington. Celui-là même, si Landsman n’oublie pas son histoire des États-Unis, devant lequel le délégué Anthony Dimond, premier opposant au Décret sur le peuplement de l’Alaska, avait été renversé par un taxi en courant dans la rue après une brioche au rhum vagabonde.

Landsman gratte une allumette.

— Et Jésus ? dit-il, levant les yeux en louchant au-dessus de la flamme.

— Jésus aussi.

— Je n’ai rien contre Jésus.

— Je suis content, je n’ai rien contre lui non plus. Et Jésus n’aimait pas beaucoup tuer, faire du mal à autrui, détruire, ça je le sais. La Qubbat As-Sakhrah était un magnifique monument ancien, et l’islam est une religion vénérable et, en dehors du fait que c’est une erreur totale à un niveau fondamental, je n’ai rien contre en soi. Je voudrais bien qu’il existe un moyen de remplir ma mission qui n’implique pas de telles actions. Mais parfois il n’en existe pas. Et Jésus le savait : « Et celui qui scandalisera un de ces petits qui croient en moi, il serait mieux pour lui qu’on lui attache autour du cou une meule à âne et qu’on le jette dans la mer. » D’accord ? Je veux dire, ce sont les paroles de Jésus. L’homme pouvait se montrer assez dur quand c’était nécessaire.

— Il était battant, suggère Landsman.

— Oui, il était battant. Enfin, vous ne le croyez peut-être pas, mais la fin des temps approche. Et, pour ma part, j’attends avec impatience sa venue. Mais pour que cela arrive, Jérusalem et la Terre sainte doivent revenir aux Juifs. C’est ce qui est dit dans la Bible. Malheureusement, il n’y a pas moyen de faire ça sans bain de sang, sans un peu de casse. C’est ce qui est écrit, vous savez ? Mais, à la différence de mon prédécesseur immédiat, je fais tout mon possible pour limiter les dégâts au strict minimum. Pour l’amour du Seigneur, pour le salut de mon âme et pour notre salut à nous tous. Pour que les choses roulent, pour garder le cap jusqu’à ce que nous ayons réglé la question là-bas, nous donner quelque chose de concret sur quoi tabler.

— Vous ne voulez pas qu’on sache que vous êtes derrière ça, vous qui faites ce que vous faites…

— Eh bien, mais c’est en quelque sorte notre mode opérationnel, si vous voyez ce que je veux dire.

— Et vous voudriez que je le garde pour moi.

— Je suis conscient que c’est beaucoup demander.

— Seulement jusqu’à ce que vous ayez réalisé quelque chose de concret à Jérusalem. Évacué des Arabes pour les remplacer par des verbovers, rebaptisé quelques rues…

— Seulement jusqu’à ce que nous ayons fait pencher ces bonnes vieilles masses critiques de notre côté, graissé la patte à ceux qui ont pu tordre le nez. Et puis que nous nous soyons mis au travail pour accomplir ce qui est écrit.

Landsman prend une nouvelle gorgée d’eau minérale. Elle est tiède, avec un goût de fond de poche de cardigan.

— Je veux mon arme et ma plaque, articule-t-il. Voilà ce que je veux.

— J’adore les policiers, déclare Cashdollar sans grand enthousiasme. Vraiment, je les adore !

Il se couvre la bouche d’une main et inspire par les narines avec l’air d’un contemplatif. Sa main a reçu des soins de manucure, mais un de ses ongles de pouce est rongé.

— Ça va devenir affreusement indien dans les parages, monsieur, poursuit-il. Juste entre vous et moi. Vous récupérez votre arme de service et votre plaque, mais vous ne les garderez pas très longtemps. La police tribale ne recrutera pas trop de petits Juifs pour servir et protéger le pays.

— Peut-être que non. Mais ils prendront Berko.

— Ils ne prendront pas de sans-papiers.

— Ah, ouais ! s’exclame Landsman. C’est l’autre truc que je veux.

— Vous parlez de beaucoup de papiers, inspecteur Landsman.

— Il vous faut beaucoup de silence.

— C’est vrai, concède Cashdollar.

Cashdollar étudie Landsman une ou deux longues secondes. À une certaine vigilance dans les yeux de son interlocuteur, à un air d’anticipation, Landsman comprend que Cashdollar a une arme dissimulée quelque part sur sa personne et que ça le démange de s’en servir. Il existe d’autres moyens plus directs de faire taire Landsman que de l’acheter avec une arme et des papiers. Cashdollar se lève de sa chaise et la remet soigneusement à sa place sous la table. Il commence à porter son pouce à sa bouche, mais se ravise.

— Si je pouvais récupérer mes Kleenex…

Landsman lui lance le paquet mais de travers, et Cashdollar l’attrape mal. Le paquet de mouchoirs atterrit dans la boîte de danois rassis, sur une garniture de gelée rouge brillante. La fureur ouvre une brèche dans le regard placide de Cashdollar, par laquelle on entrevoit des formes de monstres et d’aversions refoulés. « La dernière chose qu’il veut, se souvient Landsman, c’est de faire des remous. » Cashdollar sort délicatement un Kleenex et s’en sert pour essuyer le paquet, puis remet le reste en lieu sûr dans sa poche droite. Il tripote le bas de son cardigan pour reboutonner le dernier bouton et, dans la remontée fugace du lainage sur sa hanche, Landsman repère le bombement du sholem.

— Votre coéquipier, lance-t-il à Landsman, a beaucoup à perdre, vraiment beaucoup. Votre ex-femme aussi. Un fait que tous deux ne reconnaissent que trop bien. Il est peut-être temps que vous arriviez à la même conclusion pour vous.

Landsman considère les choses qu’il lui reste à perdre : une galette avachie en forme de chapeau, un jeu d’échecs de poche et une photo polaroïd d’un messie mort. Une carte des frontières de Sitka, profane, ad hoc, encyclopédique ; des ronces d’aronia, des gargotes et des lieux du crime imprimés dans les circonvolutions de son cerveau. Un brouillard hivernal qui ouate le cœur, des après-midi d’été qui s’étirent sans fin à la manière des arguties des Juifs. Des fantômes de la Russie impériale retrouvés dans l’oignon de la cathédrale de l’Archange-Saint-Michel, et d’autres de Varsovie réveillés dans le bercement et le raclement d’un violoniste de café. Des canaux, des bateaux de pêche, des îles, des chiens errants, des conserveries, des restaurants de laiterie. La marquise de néon du théâtre Baranof reflétée sur l’asphalte humide, des couleurs qui dégoulinent comme des aquarelles pendant qu’on sort d’une projection du Cœur des ténèbres d’Orson Welles, à laquelle on vient d’assister pour la troisième fois avec la fille de ses rêves à son bras.

— Merde à ce qui est écrit ! dit Landsman. Vous savez quoi ?

Brusquement, il est las des ganèfs et des prophètes, des armes et des sacrifices, et de ce poids lourd de gangster de Dieu. Il est fatigué d’entendre parler de la Terre promise et de l’inévitable bain de sang nécessité par sa rédemption.

— Je me fous de ce qui est écrit. Je me fous de la supposée promesse faite à un idiot en sandales dont le seul titre de gloire est d’avoir été prêt à égorger son propre fils au nom d’une idée d’insensé. Je me fous des génisses rousses, des patriarches et des sauterelles, d’un tas de vieux ossements enfouis dans le sable. Ma patrie est dans mon chapeau. Ou dans le sac de mon ex-femme…

Il s’assied, allume une autre cigarette.

— Et je t’emmerde, conclut Landsman. Et j’emmerde Jésus aussi, c’était une chochotte.