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Elle enfouit son visage dans ses mains et se masse les tempes.

— Je te suis reconnaissante aussi, dit-elle. Je te suis reconnaissante de me rappeler combien tout ça est du gâchis.

— Tout le plaisir est pour moi. Content si j’ai pu t’aider.

— Salaud de Cashdollar ! Ses cheveux ne bougent pas d’un poil, on dirait qu’ils sont soudés sur sa tête.

— Il m’a affirmé qu’il n’avait rien à voir avec Naomi. – Landsman marque une pause et se mordille la lèvre. – Il a dit que c’était le gars qui occupait son poste avant lui.

Il s’efforce de garder la tête haute en prononçant ces mots, mais se retrouve rapidement en train de contempler les coutures de ses chaussures. Bina tend le bras, hésite, puis lui presse l’épaule deux bonnes secondes, juste assez longtemps pour faire céder une ou deux digues chez lui.

— Il a également nié toute implication dans l’histoire Shpilman. Mais j’ai oublié de lui poser la question pour Litvak. – Landsman relève les yeux, et elle retire sa main. – Cashdollar t’a-t-il dit où ils l’ont emmené ? Est-il en route pour Jérusalem ?

— Il a fait le mystérieux, mais je crois simplement qu’il ne savait rien. Je l’ai surpris en train de dire sur son portable qu’ils avaient appelé une équipe médico-légale de Seattle pour passer la chambre du Blackpool au peigne fin. Peut-être était-ce quelque chose qu’il souhaitait que j’entende… Mais je dois dire qu’ils avaient tous l’air dérouté par notre ami Alter Litvak. Ils semblent n’avoir aucune idée de l’endroit où il se cache. Il a peut-être pris l’argent pour s’enfuir. Il n’est pas impossible qu’il soit déjà à mi-chemin de Madagascar.

— Peut-être, dit Landsman. Puis, plus lentement : Peut-être…

— Au secours, je sens venir une autre intuition…

— Tu as dit que tu m’étais reconnaissante.

— Par euphémisme, par ironie, ouais.

— Écoute, j’aurais bien besoin d’un peu de renfort. J’aimerais jeter un nouveau coup d’œil à la chambre de Litvak.

— On ne peut pas entrer au Blackpool. L’établissement entier est plus ou moins bouclé par les Fédéraux.

— Sauf que je ne veux pas entrer au Blackpool, je veux aller voir dessous.

— Dessous ?

— J’ai entendu dire qu’il y aurait des… eh bien, des souterrains en-bas.

— Des souterrains ?

— Les souterrains de Varsovie, j’ai appris qu’on les appelait.

— Tu as besoin de moi pour te tenir la main dans un vieux et vilain souterrain tout noir.

— Seulement au sens métaphorique, acquiesce-t-il.

43.

En haut des escaliers, Bina sort une lampe porte-clés de son fourre-tout en vachette et la passe à Landsman – cette lampe vante les services d’un salon funéraire de Yakobi, ou serait-ce une allégorie ? –, puis elle déplace des dossiers, une liasse de documents judiciaires, une brosse à cheveux en bois, un boomerang momifié qui a peut-être été autrefois une banane dans un sac en Ziploc, un exemplaire de People, et finit par exhumer un souple harnais noir évocateur de jeux sexuels S.M., équipé d’une espèce de cylindre métallique. Elle plonge la tête au milieu et coiffe ses cheveux du filet noir intégré. Quand elle se redresse et tourne enfin le visage, une lentille argentée brille puis vacille, balayant Landsman de son faisceau. Landsman sent les ténèbres imminentes, il sent le mot même de « souterrain » s’enfoncer dans sa cage thoracique.

Ils descendent les marches, traversent la salle des objets trouvés. La marte empaillée leur fait de l’œil au passage. L’anneau de corde pendille à la porte du vide sanitaire. Landsman tente de se remémorer s’il l’a rattaché ou non au crochet avant sa peu glorieuse retraite du mardi précédent. Il s’arrête pour fouiller dans sa mémoire, et puis renonce.

— Je passe la première, dit Bina.

Elle se met à quatre pattes sur ses genoux nus et s’introduit dans le vide sanitaire. Landsman hésite. Son pouls rapide, sa bouche sèche et son système neurovégétatif sont prisonniers de l’exaspérante routine de sa phobie, mais le poste à galène qui est distribué à chaque Juif pour capter les messages du Messie vibre à la vue de la croupe de Bina, de sa longue courbe galbée comme une sorte de lettre d’alphabet magique, de rune dotée du pouvoir de repousser la dalle de pierre sous laquelle il a enseveli son désir pour elle. Meyer est transpercé par la conscience que, si puissantes que soient les transes dans lesquelles celle-ci le plonge encore, il ne sera plus jamais autorisé, merveille des merveilles, à mordre dedans. Puis Bina disparaît dans l’obscurité, ainsi que le reste de son corps, et Landsman reste en plan. Il marmonne tout seul, tente de se raisonner, se met au défi de la suivre. Puis Bina l’appelle :

— Allez, tu viens ?

Et Landsman obéit.

Du bout des doigts, elle saisit un arc de cercle du disque de contreplaqué, soulève celui-ci et le fait passer à Landsman, son visage tremblotant à la lueur de sa lampe de mineur avec une gravité espiègle qu’il ne lui a pas vue depuis des années. Quand ils étaient gosses, il grimpait dans sa chambre la nuit, entrant et sortant furtivement par la fenêtre pour dormir avec elle ; c’était exactement son expression quand elle remontait le châssis à guillotine.

— Mais il y a une échelle ! s’écrie-t-elle. Meyer, tu ne l’as pas descendue quand tu es venu ce soir-là ?

— Eh bien, non, j’étais en quelque sorte… Je n’étais pas vraiment…

— Ouais, O.K., l’interrompt-elle doucement. Je sais.

Elle descend un échelon d’acier après l’autre ; une fois de plus Landsman la suit. Il entend son grognement au moment où elle se laisse glisser, le raclement métallique de ses chaussures, puis il tombe dans les ténèbres. Elle le rattrape et réussit à moitié à l’aider à garder l’équilibre. Sa lampe frontale jette des taches de lumière de-ci, de-là, traçant un croquis rapide du tunnel.

C’est une autre tubulure d’aluminium, perpendiculaire à celle par laquelle ils viennent de descendre. Debout, Landsman effleure la voûte de son chapeau. La galerie, qui se termine derrière eux par un rideau de terreau noir, s’enfonce droit devant eux, sous Max Nordau Street, en direction du Blackpool. L’air est glacé et sublunaire, avec un goût de fer. Un plancher de contreplaqué a été posé et, tandis qu’ils le font résonner sous leurs pas, leurs lumières mettent en évidence des empreintes de bottes : quelqu’un est déjà passé par là.

Alors qu’ils estiment être à peu près au milieu de Max Nordau, ils rencontrent une autre conduite courant d’est en ouest et reliant leur galerie au réseau creusé en prévision des fortes probabilités d’une future annihilation. Des galeries donnant dans des galeries, des dépôts, des bunkers.

Landsman pense à la cohorte de Yids qui avaient débarqué avec son père, ceux qui n’étaient pas brisés par la souffrance et l’horreur mais, bizarrement, montraient plutôt de la détermination. Les anciens partisans, les résistants, les terroristes communistes, les saboteurs sionistes de gauche – la « racaille », ainsi qu’on les appelait dans les journaux du Sud – qui étaient arrivés à Sitka après la guerre avec leurs âmes vulcanisées et avaient livré aux côtés des Ours polaires comme Hertz Shemets leur combat bref et condamné d’avance pour le contrôle du district. Ils sentaient, ces hommes audacieux et ravagés, ils sentaient comme ils sentaient le goût de leur langue dans leur bouche, que leurs sauveurs les trahiraient un jour. Ils avaient pénétré sans crier gare dans ces contrées sauvages qui n’avaient jamais vu de Juif et avaient commencé à se préparer pour le jour où ils seraient raflés, poussés à déguerpir, contraints à résister. Puis, un à un, ces hommes et ces femmes informés et en colère avaient été cooptés, choisis, engraissés, opposés les uns aux autres, ou s’étaient vu limer les dents par l’oncle Hertz et ses innombrables opérations.