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— Pas tous, dit Bina, dont la voix, comme celle de Landsman, carambole sur les parois d’aluminium de la conduite. Certains se sont sentis bien ici. Ils ont commencé un peu à oublier, ils se sentaient chez eux.

— Je suppose que ça se passe toujours comme ça, répond Landsman. L’Égypte, l’Espagne, l’Allemagne…

— Ils ont faibli, la faiblesse est humaine. Ils avaient leur vie. Viens.

Ils suivent le plancher jusqu’au moment où ils arrivent à une autre conduite qui s’ouvre au-dessus de leurs têtes, garnie elle aussi d’échelons.

— Tu passes devant cette fois-ci, décide Bina. À moi de mater tes fesses, pour changer !

Landsman se hisse sur l’échelon le plus bas, puis grimpe jusqu’en haut. Une lumière chiche filtre d’un interstice ou d’un trou du couvercle qui ferme ce bout du boyau. Landsman pousse contre la trappe, elle résiste. Une épaisse planche de contreplaqué qui ne bouge pas d’un pouce. Il y donne un coup d’épaule.

— Que se passe-t-il ? s’impatiente Bina sous les pieds de Landsman, éblouissant celui-ci avec le faisceau tremblant de sa lampe.

— C’est bloqué, répond Landsman. Il doit y avoir quelque chose de posé dessus. Ou alors…

En tâtonnant pour trouver le trou, sa main effleure quelque chose de froid et de dur. Il a un mouvement de recul, puis ses doigts se remettent au travail et décryptent la sensation d’une tige métallique, non, d’un câble tendu au maximum. Il braque sa lampe. Un câble à nœuds caoutchouté sort de la fente au-dessus, serré à fond, pour venir se fixer au dernier degré de l’échelle en dessous.

— Qu’y a-t-il, Meyer ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

— Ils ont bien fermé derrière eux afin que personne ne puisse les suivre en bas, répond Landsman. Ils l’ont fermé avec un beau bout de corde.

44.

Un vent de ganèf a soufflé du continent pour piller le trésor alaskéen de brumes et de pluies, ne laissant sur son passage que des toiles d’araignée et un unique penny étincelant dans la voûte céleste d’un bleu dépoli. À 12 h 3, le soleil a déjà poinçonné son billet. En se couchant, il tache les pavés et le stuc de la place d’une vibration lumineuse couleur de violon que seul un cœur de pierre ne trouverait pas poignante. Landsman, maudit soit-il, est peut-être un shammès, mais il n’est pas de pierre !

Lui et Bina roulent sur l’île Verbov, 225e Avenue, dans le sens ouest-est ; à chaque carrefour, ils respirent de fortes bouffées du tsimès bouillonnant qui mijote d’un bout à l’autre de la ville. Sur cette île, les odeurs sont plus intenses et plus riches à la fois de joie et de panique que n’importe où ailleurs. Des panneaux et des banderoles annoncent la proclamation imminente du royaume de David et exhortent les croyants à se préparer pour leur retour en Eretz Yisroël. Bombées en caractères dégoulinants sur des draps ou des feuilles de papier de boucher, beaucoup de ces inscriptions semblent spontanées. Dans les rues latérales, une foule de femmes et de manutentionnaires échangent des hurlements pour tenter de faire baisser ou monter les prix des bagages, de la poudre de lessive concentrée, de l’écran solaire, des piles, des barres de protéines, des rouleaux de laine ultrafine. Au fond des ruelles, imagine Landsman, dans les caves et les entrées d’immeubles, une économie plus clandestine couve comme des braises sous la cendre : drogues vendues sur ordonnance, or, armes automatiques. Ils dépassent des rangs serrés de génies des quartiers, en train de débiter leurs commentaires sur quelles familles se verront accorder quels contrats une fois la Terre promise atteinte, quels aigrefins dirigeront les rackets de la politique, la contrebande de cigarettes, le trafic d’armes. Pour la première fois depuis que Gaystick a remporté le championnat, depuis l’Exposition universelle, peut-être pour la première fois en soixante ans, ou du moins tel est le sentiment de Landsman, il se passe vraiment quelque chose dans le district de Sitka. Ce que sera ce quelque chose, pas même le plus savant des rebbès n’en a la moindre idée.

Mais quand ils arrivent au cœur de l’île, fidèle réplique du cœur perdu du vieux Verbov, rien n’indique la fin de l’exil, de l’arnaque sur les prix ou de la révolution messianique régnantes. Sur le parvis de la place, la demeure du rebbè verbover présente la solidité éternelle d’une maison de rêve. Avec la célérité d’un transfert de fonds, la fumée ne sort de sa luxueuse cheminée que pour subir les assauts du vent. Les Rudashevsky du matin traînent tristement à leurs postes ; sur l’arête du toit, les basques de son habit au vent, est perché le coq noir avec sa mandoline semi-automatique. Autour de la place, des femmes décrivent le circuit ordinaire de leur journée, poussant des poussettes, traînant des petites filles et des petits garçons trop jeunes pour l’école. Ici et là, elles s’arrêtent pour tricoter ou dévider les écheveaux de respiration où elles s’empêtrent. Des bouts de journaux, des feuilles et la poussière improvisent des parties de dreydl sous les porches des maisons. Arc-boutés contre le vent, papillotes en bataille, deux hommes en manteau long se dirigent vers la maison du rebbè. Pour la première fois, la complainte traditionnelle du Juif de Sitka, autant dire son credo ou au moins sa philosophie – « Tout le monde se fout pas mal de nous, coincés ici entre Hoonah et Hotzeplotz » –, paraît à Landsman avoir été une chance de ces soixante dernières années, et non la calamité qu’ils avaient tous redoutée dans leur trou perdu géographique et historique.

— Qui d’autre va vouloir vivre dans cette coopérative de poulets ? s’exclame Bina, faisant écho à sa manière à ses pensées et remontant la fermeture Éclair de son parka orange pour couvrir son menton.

Elle claque la portière de la voiture de Landsman et échange des regards rituellement furibards avec un rassemblement de femmes, de l’autre côté de la ruelle de la boutique du mayven des frontières.

— Cet endroit est pareil à un œil de verre, c’est une jambe de bois, on ne peut pas la mettre au mont-de-piété ! peste-t-elle.

Devant le sinistre entrepôt, l’étudiant torture une serpillière avec son manche à balai. La serpillière en question est imbibée d’un solvant à l’odeur psychotrope, et le jeune a été relégué sur trois incurables îlots d’huile de voiture au milieu du ciment. Il frappe et caresse tour à tour sa serpillière du bout de son bâton. Quand il remarque Bina, c’est avec un mélange convaincant d’horreur et de respect. Si Bina était le Messie venu le racheter avec son parka orange, l’expression du pisher serait peu ou prou la même. Son regard se fixe sur elle, puis il doit le détourner avec un soin brutal, comme quelqu’un qui écarte sa langue d’une pompe gelée.

— Reb Zimbalist ? s’enquiert Landsman.

— Il est là, répond l’étudiant avec un signe de tête vers la porte de la boutique. Mais il est vraiment très occupé.

— Aussi occupé que vous ?

L’étudiant donne des coups à sa serpillière par intermittence.

— Je « barrais le passage ». – Il donne à la citation une pointe d’apitoiement sur soi, puis tend une pommette de joue vers Bina sans engager aucun des autres traits de son visage dans ce geste. – Elle ne peut pas entrer, poursuit-il fermement. Ce n’est pas convenable.

— Tu vois ça, mon chou ? – Bina a sorti sa plaque. – Je suis comme des étrennes. Je conviens toujours.

L’étudiant recule d’un pas, et le manche de son balai à serpillière disparaît derrière son dos comme s’il pouvait le compromettre.