Sigismund Krzyzanowski
Le Club des
Tueurs de Lettres
Traduit du russe
par Claude Secharel
e-dition augmentée
d'une revue de presse
Collection « Slovo »
ÉDITIONS VERDIER
Éd. Numérique Atelier Panik
Collection « Slovo »
DIRIGÉE PAR HÉLÈNE CHÂTELAIN
En couverture le ïa et le a dernière et première lettre de l’alphabet cyrillique.
Slovo signifie « mot » en russe.
© Éditions Verdier, 1993, pour toutes les langues à l’exception des langues russe et allemande
Titre original :
Кπyб yбнйц бyкв іn Bозвращение мюнxгаузена
(Le Retour de Münchausen)
Éditions Ленинград художественная литература, 1990.
ISBN : 2-86432-181-5
ISSBN : 1159-5337
4
ème
de couverture
Il est question ici du triangle qui unit celui qui écrit, celui qui lit et le troisième - qui aux deux autres donne existence –, le mot. Entre les trois coule l’encre, sang noir de l’écriture.
Tout écrivain « professionnel » est un dresseur de mots. Les « tueurs de lettres » ont été de ces dresseurs ; ils ont formé ce club, étrange petite société secrète, et chaque samedi, comme d’autres jouent aux cartes, fuyant un public de lecteurs de plus en plus décérébrés et voraces, ils se réunissent dans une chambre, bibliothèque ascétique, aux rayons vides. Chacun des tueurs de lettres va dérouler son récit dont aucune trace ne doit subsister…
Et cependant un texte est là. Qui l’a écrit ? Pour témoigner de quoi ? Peut-on tuer les lettres sans effusion d’encre, sans qu’en épilogue le sang ne se mette à couler ?
Sigismund Krzyzanowski est né dans la région de Kiev en 1887. Il a vécu et écrit à Moscou de 1920 à sa mort, en 1950. D’une érudition qui éblouit ceux qui l’approchèrent, polyglotte, il laissa une œuvre de plus de trois mille pages qui attendit près de cinquante ans avant d’être éditée. Après Le Marque-page, Le Club des tueurs de lettres est le second texte de Krzyzanowski à être publié en français dans cette collection qui présentera au lecteur l’intégrale d’une des œuvres les plus graves et les plus vertigineuses du XXe siècle.
Roman traduit du russe par Claude Secharel.
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L'ATELIER PANIK
I
— Des bulles au-dessus d’un noyé.
— Pardon ?
En un glissando rapide, l’ongle triangulaire parcourut les reliures renflées qui nous toisaient du haut des rayonnages.
— Je dis : des bulles au-dessus d’un noyé. Il suffit de plonger la tête la première dans une eau profonde pour que la respiration fasse des bulles qui enflent et viennent crever à la surface.
Celui qui parlait passa une nouvelle fois en revue les livres muets qui se pressaient le long des murs.
— Vous me direz que même une bulle est capable de capter le soleil, l’azur du ciel, le vert balancement du rivage, je veux bien. Mais qu’importe à celui qui a déjà la bouche collée au fond de la rivière !
Soudain, comme s’il avait buté sur un mot, il se leva et, les mains crispées sur ses coudes ramenés derrière son dos, il se mit à arpenter l’espace entre les rayonnages et la fenêtre, ses yeux fouillant de temps à autre les miens.
— Retenez bien ceci, mon ami : quand il y a un livre en plus sur un rayon de bibliothèque, c’est que, dans la vie, il y a un être humain en moins. Et s’il faut choisir entre les bibliothèques et le monde, c’est le monde que je préfère. Les bulles là-haut à l’air libre et moi là, au fond de l’eau ? Merci, sans façon.
— Mais enfin, ai-je timidement tenté de protester, vous-même avez donné tant de livres aux hommes ! Nous avons tous l’habitude de lire vos…
— J’en ai donné. Mais je n’en donne plus. Plus une seule lettre depuis deux ans.
— D’après ce qu’on dit ou qu’on peut lire, vous nous préparez quelque chose de nouveau et de grand.
Il avait cette habitude de ne pas écouter jusqu’au bout ce qu’on lui disait.
— Grand ? Je ne sais pas. Nouveau, oui. Seulement, ceux qui disent et qu’on peut lire, cela au moins je le sais, n’obtiendront plus de moi le moindre caractère d’imprimerie. C’est clair ?
De toute évidence, je n’avais pas l’air très éclairé. Après un instant d’hésitation, il s’est dirigé vers son fauteuil vide, l’a approché de moi et s’est assis, ses genoux touchant presque les miens, en me dévisageant. Le silence faisait douloureusement durer les secondes.
Son regard cherchait quelque chose en moi, comme on cherche dans une pièce un objet oublié qui vous appartient. Je me suis levé avec brusquerie.
— J’ai remarqué que vos samedis soirs sont occupés. Le jour décline. Je m’en vais.
Ses doigts durs ont agrippé mon coude et m’ont fait rasseoir.
— C’est vrai. Le samedi, je… je veux dire nous, nous nous enfermons à clef pour ne pas être dérangés. Mais aujourd’hui, je vais vous le dévoiler, notre samedi. Restez. Ce qui va vous être montré demande quelques éclaircissements préalables. Tant que nous sommes encore seuls, je vais vous résumer ça. Vous ignorez probablement que tout jeune, j’ai été à l’école de la misère. Mes premiers manuscrits dévoraient mes derniers sous consacrés à l’envoi de colis qui me revenaient invariablement et atterrissaient dans les tiroirs de mon bureau, fripés, maculés et roués de coups de tampons postaux. Outre le bureau qui faisait office de cimetière des fictions, ma chambre était meublée d’un lit, d’une chaise et d’une étagère à livres – quatre longues planches occupant tout un mur et qui ployaient sous le faix des lettres. Ordinairement, le poêle n’avait rien à brûler et moi rien à manger. Mais j’avais pour ces livres une vénération quasi religieuse, comme d’autres pour des icônes. Les vendre… cette idée ne m’effleurait pas jusqu’au jour où elle me fut imposée par un télégramme : « Mère décédée samedi. Présence indispensable. Venez. » Le télégramme s’était abattu sur mes livres dans la matinée ; le soir même, les rayonnages étaient vides et je fourrais dans ma poche la bibliothèque métamorphosée en trois ou quatre billets de banque. La mort de celle qui vous a donné la vie est un événement grave, très grave. C’est toujours, et pour chacun, un coin noir enfoncé dans la vie. Une fois acquittées les obligations funèbres, je m’en suis retourné vers mon misérable logis à mille verstes de là. Le jour du départ, je ne voyais rien de ce qui m’entourait, et c’est seulement à mon retour que l’effet produit par les rayonnages vides a pénétré mon esprit. Après m’être déshabillé et installé à la table, j’ai tourné les yeux vers le vide suspendu aux quatre planches noires. Quoique délivrées du poids des livres, les planches avaient conservé leur courbure, comme ployées sous la charge du vide. J’ai bien essayé de regarder ailleurs, mais, comme je l’ai déjà dit, il n’y avait dans la chambre que les rayonnages et le lit. Je me suis déshabillé et couché dans l’espoir que le sommeil chasserait la dépression. Eh bien non, après un bref répit, la même sensation m’a réveillé. J’étais couché le visage tourné vers les rayonnages et je voyais un reflet de lune tressauter le long des planches dénudées, comme si une vie à peine perceptible était en train de naître – à touches timides – là-bas, dans l’absence des livres. Bien sûr, tout cela n’était que coup d’archet sur des nerfs trop tendus, et quand le jour les eut relâchés, j’ai tranquillement examiné la béance des planches baignées de soleil et je me suis installé à mon bureau pour reprendre ma besogne habituelle. J’eus besoin d’un renseignement et ma main gauche, d’un geste quasi automatique, alla vers les rangées de livres pour ne rencontrer que le vide. Et puis encore une fois, et encore. Dépité, j’ai scruté la non-bibliothèque envahie d’un essaim de poussières de soleil, en faisant un effort de mémoire pour revoir la page et la ligne requises. Mais les lettres imaginaires que renfermait la reliure imaginaire bondissaient dans tous les sens, et au lieu de la ligne que je cherchais, j’obtenais un papillotement bigarré de mots, les lignes se brisaient et formaient des dizaines de combinaisons nouvelles. J’en ai choisi une que j’ai précautionneusement insérée dans mon texte.