La toile est apprêtée. Poursuivons.
Françoise et Pierre s’aimaient d’un amour pur et fort. Pierre était un robuste gaillard qui travaillait les vignes des alentours ; Françoise, elle, ressemblait davantage aux saintes auréolées d’or, peintes sur les murs de l’église, qu’aux filles du voisinage. Nulle auréole ne nimbait sa charmante tête, car elle était seule à aider sa mère aux besognes ménagères, et cet attribut de sainteté n’eût pas manqué de la gêner dans son labeur. Françoise était aimée de tous et même le vieux curé Paulin, chaque fois qu’il la voyait, disait avec un bon sourire : « Que voilà une âme par Dieu enflammée ! » Une seule fois, le curé Paulin n’a pas parlé d’âme, ce fut lorsque Françoise et Pierre lui annoncèrent leur intention de se marier.
La première proclamation des bans s’est faite après la messe du dimanche : Françoise et Pierre côte à côte attendaient près de l’entrée, le cœur battant. Le vieux prêtre a gravi lentement les marches de l’ambon, il a ouvert son missel, longuement cherché ses lunettes et c’est alors seulement que les paroissiens ont entendu les deux noms prononcés à la suite, à travers un voile d’encens et de soleil.
La deuxième proclamation a eu lieu pendant les vêpres de mercredi. Pierre n’avait pas pu quitter son travail, mais Françoise était là. La pénombre de l’église était déserte, abstraction faite de deux ou trois miséreuses à l’entrée ; de nouveau, le vieux père Paulin fit grincer les marches de l’ambon comme pour se rapprocher des voûtes, tira son missel, retrouva ses lunettes dans la vaste poche de son surplis et réunit les noms de Pierre et de Françoise.
La troisième publication avait été fixée au samedi. Mais c’est ce jour-là précisément que la Fête de l’Âne a fait irruption avec ses tumultes et ses clameurs. Sur le chemin de l’église, Françoise entendit de loin monter vers elle le déferlement des voix avinées et hurlantes. Devant les marches du parvis, elle s’arrêta, vacillant comme une flamme au vent. La Fête de l’Âne vomissait son chœur désordonné de hurlements d’hommes et de bêtes. Françoise allait rebrousser chemin lorsque Pierre accourut ; le brave garçon refusait d’attendre plus longtemps ; ses mains, habituées à la bêche et à la houe, désiraient Françoise. Il découvrit le curé Paulin qui se protégeait derrière ses volets de la folie hurlante de l’église, et le supplia, certes un rien embarrassé mais avec insistance, de ne pas retarder la dernière proclamation, fût-ce d’une heure. Le vieux prêtre l’écouta sans souffler mot, sourit des yeux à Françoise et, toujours silencieux, se dirigea rapidement vers le portail ouvert, suivi des deux promis. Au moment d’entrer dans l’église, Françoise voulut retirer sa main de celle de Pierre, mais il ne la lâcha pas ; les rugissements de la foule entassée, les rires de centaines de gorges et les cris de souffrance presque humains de l’âne assourdirent Françoise. À travers la fumée des encensoirs nauséabonds, ses pupilles dilatées ne distinguèrent d’abord que les poings brandis, les gueules béantes, les yeux exorbités et injectés de sang. Et puis, le visage calme et recueilli du ministre de Dieu, s’élevant pas à pas, marche après marche, vers les voûtes. À sa vue, il y eut soudain un moment de silence. Surplombant l’océan de têtes, le curé Paulin ouvrit son missel et chaussa ses lunettes avec placidité. Le silence se prolongeait.
— Troisième proclamation. Au nom du Père… – un grondement sourd, comme dans un chaudron en ébullition, s’opposait à la voix faible mais claire du prêtre –… unis par les liens du mariage, Françoise…
— Et moi.
— Et moi. Et moi.
— Et moi… Et moi… Et moi, bramaient d’innombrables gosiers. Le chaudron avait fait sauter son couvercle et vomissait son bouillon d’yeux exorbités qui hurlait, glapissait et mugissait :
— Et moi… Et moi…
Jusqu’à l’âne qui, tournant vers la fiancée ses naseaux écumants, se mit soudain à braire de toutes ses dents :
— Et mohaaa…
On emporta Françoise évanouie sur le parvis. Pierre, effrayé et perdu, s’affairait pour essayer de lui faire reprendre ses esprits.
Et puis, ma foi, les choses ont suivi normalement leur cours et les amoureux furent enfin mariés. C’est, pourrait-on croire, la fin de notre histoire. Eh bien non, ce n’est que le commencement.
Les jeunes époux vécurent quelques mois dans une parfaite harmonie des âmes et des corps. Le labeur les séparait dans la journée, la nuit les rendait l’un à l’autre. Leurs rêves mêmes, qu’ils se racontaient à l’aube, se ressemblaient.
Mais voilà qu’une fois, un peu après minuit, juste avant le second chant du coq, un bruit réveilla Françoise, qui avait le sommeil léger. Dressée sur les coudes, elle prêta l’oreille : le bruit, d’abord sourd et lointain, grandissait et se rapprochait ; comme si le vent eût porté à travers la nuit une rumeur entrecoupée de cris de bête perçants ; une minute plus tard, il devint possible d’entendre distinctement des voix criant à tue-tête, un instant encore et les vagues successives devinrent perceptibles : « Et moi… Et moi… » Françoise, soudain glacée, glissa sans bruit au bas de son lit, alla vers la porte, pieds nus, en chemise, et colla l’oreille au vantail : oui, c’était bien elle, la Fête de l’Ane, Françoise en était sûre. Des centaines, des milliers de prétendants qui s’étaient glissés comme des voleurs dans la nuit, braillaient, exigeant ou implorant leur « et moi… et moi… » Des myriades de noces asines se déchaînaient autour de la maison ; des centaines de poings cognaient impatiemment les murs ; des fumées enivrantes transpiraient à travers les planches disjointes et derrière la porte, une voix douce et suppliante répétait : « Et moi, Françoise, et moi… »
Françoise ne comprenait pas comment Pierre pouvait dormir d’un sommeil aussi profond. Une terreur mortelle l’envahit à l’idée qu’il pourrait se réveiller et apprendre la vérité. Elle ne savait pas encore au juste en quoi consistait cette vérité lourde de tourment et de péché ; le loquet céda, la porte s’ouvrit et elle marcha, nue ou presque, au-devant de la Fête de l’Âne. D’un seul coup, le silence se fit autour d’elle, mais pas en elle. Elle allait, pieds nus dans l’herbe, sans savoir ni où ni vers qui. Non loin de là, un piétinement de sabots se fit entendre, un étrier tinta, quelqu’un lui adressa la parole d’une voix douce : peut-être était-ce un chevalier errant, égaré dans la nuit sans lune, ou un trafiquant qui avait choisi cette nuit si noire pour passer sa contrebande ? Le fiancé de la nuit est anonyme et, dans les ténèbres, il s’empare de ce qui est plus obscur que la plus obscure des nuits ; comme un voleur, il surgit, dérobe l’âme, et comme un voleur se volatilise. Bref, un étrier tinta de nouveau, de nouveau des sabots claquèrent, et au matin, quand son mari partit travailler, Françoise le regarda avec tant de tendresse, ses bras demeurèrent si longtemps enlacés autour de son cou que Pierre, sa houe sur l’épaule et sifflotant un refrain joyeux, garda de longs instants un sourire béat aux lèvres.