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Une fois encore, il sembla que la vie avait repris son train coutumier. Les jours et les nuits passaient… jusqu’à ce que cela surgisse de nouveau. Françoise avait juré de ne plus céder à la tentation maléfique. Elle demeurait longuement agenouillée sur les dalles froides, devant les faces sombres des images de piété ; et son chapelet avait égrené bien des prières. Mais lorsque la Fête de l’Âne, violant son sommeil, se remit à danser sa ronde sauvage dont le cercle se rétrécissait sans cesse autour d’elle, elle perdit à nouveau toute volonté, se leva et marcha, sans savoir ni où ni vers qui. À un croisement plongé dans la nuit noire, elle fit la rencontre d’un mendiant ; il se leva pour aller au-devant de la vision blanche qui lui apparaissait à travers les ténèbres ; ses mains étaient rugueuses et ses haillons exhalaient une âcre odeur de pourri ; sans comprendre, sans y croire, il la prit avidement, et puis des piécettes tintèrent au fond d’un baluchon, une béquille cogna et le fiancé nocturne, rasant les murs, effrayé, ahuri, s’évanouit dans les ténèbres.

De retour au logis, Françoise écouta longuement la respiration égale de son époux et, penchée sur lui, les dents serrées, elle pleura silencieusement de dégoût et de bonheur. Des mois passèrent, des années peut-être, les époux s’aimaient de plus en plus fort. Et de nouveau, aussi inopinément, la chose se produisit. Cette nuit-là, Pierre, absent, était à une dizaine de lieues du village. Appelée par les voix, Françoise franchit le seuil de sa demeure : dans l’obscurité, entre les silhouettes imprécises des arbres, une lumière glissait au ras du sol, semblable à un grand œil jaune ; Françoise, sans pouvoir détacher son regard de cet œil, marcha à la rencontre de son destin. L’instant d’après, l’œil jaune se métamorphosait en une vulgaire lanterne de verre et de fer ; au-dessus de l’anse, des doigts décharnés émergeaient de la manche d’une soutane et, un peu plus haut, le reflet flou de la flamme éclairait la face flétrie et finement ridée du curé Paulin ; vers minuit, il avait été appelé au chevet d’un agonisant ; ayant promis le ciel à l’âme en détresse, il s’en retournait chez lui. Il ne s’étonna pas de rencontrer Françoise, seule et nue, en pleine nuit. Il leva sa lanterne, illumina son visage, considéra le tremblement des lèvres et le voile trouble des yeux. Puis, il souffla la flamme de sa lanterne et Françoise entendit :

— Rentre chez toi. Habille-toi convenablement et attends.

Le vieux prêtre marchait sans hâte, à petits pas traînants, s’arrêtant pour reprendre péniblement son souffle.

Il entra dans la demeure de la femme, elle était assise, immobile, sur un banc ; elle avait les mains jointes, paume contre paume, et sous l’étoffe de la robe, un frisson parfois la parcourait, comme si elle avait froid. Le curé Paulin la laissa pleurer tout son saoul et ne parla qu’ensuite :

— Âme chrétienne, soumets-toi à Celui qui t’a enflammée. Les Écritures et les Prophètes l’ont dit : ce n’est que sur un âne, cet animal stupide et malodorant, qu’il est possible d’entrer dans la cité de Jérusalem. Je te le dis, ce n’est qu’ainsi, par cette voie-là, que l’on accède au Royaume des Royaumes.

La jeune femme, surprise, leva ses yeux remplis de larmes.

— Oui. Pour toi aussi, mon enfant, le temps est venu de connaître ce qui n’est pas donné à tous de savoir : le mystère de l’Âne. Si les fleurs s’épanouissent et embaument, c’est parce que leurs racines plongent dans le fumier, dans la fange et la puanteur. De l’humble prière à la grande oraison, le passage par le blasphème est inévitable. Le pur, le sublime doit nécessairement se souiller et déchoir, fût-ce l’espace d’un instant. Comment saurait-on, autrement, que le pur est pur et le sublime sublime ? Si Dieu, ne serait-ce qu’une fois dans l’éternité, s’est fait chair et a adopté la loi des hommes, pourquoi l’homme mépriserait-il la loi et la chair de l’âne ? Ce n’est qu’en insultant et bafouant les plus sacrées des choses sacrées, les plus précieuses des choses précieuses, que nous pouvons en devenir dignes, car ici, sur cette terre, il n’est point de voies hors de la souffrance.

Le vieil homme se leva et entreprit d’allumer sa lanterne.

— Notre Église a ouvert ses sanctuaires à la célébration de l’Âne ; fiancée du Christ, elle désire être offensée et raillée parce qu’elle connaît le grand secret. Et si tous participent à la fête, à la joie, à la liesse et aux ris, seuls quelques élus vont plus loin. En vérité je te le dis : il n’est point de voies hors de la souffrance.

Sa lanterne allumée, le vieillard alla pour sortir. La femme posa les lèvres sur ses doigts osseux et demanda :

— Je dois donc me taire ?

— Oui, mon enfant. Car comment le mystère de l’Âne pourrait-il être révélé à… des ânes ?

Le curé Paulin sourit, comme il l’avait fait à la troisième proclamation des bans et sortit, refermant soigneusement la porte derrière lui.

Son récit terminé, Tud resta silencieux, tapotant de la clef d’acier l’accoudoir de son fauteuil, le visage tourné vers la porte d’entrée.

Le président Zez brisa le silence.

— Admettons. Il y a là une idée fondée sur quelques dizaines de briques. Nous avons l’habitude de nous passer de ciment. Donc, et puisque nous avons du temps devant nous, ne consentiriez-vous pas à assembler les éléments du récit dans un ordre différent ? Disons, la première brique – l’époque – pourrait rester là où elle est ; au centre de l’action, nous pourrions mettre le prêtre au lieu de la femme ; après quoi, vous enrichiriez le personnage central en lui ajoutant des éléments puisés dans la Fête de l’Âne : on peut toujours lui couper, disons… les racines en ne prenant que les fleurs, et enfin…

— … et enfin, l’interrompit le gros Tev en regardant le narrateur d’un œil ironique, faire aboutir le tout non pas à la vie mais à la mort.

— J’aimerais aussi qu’on rafraîchisse quelque peu le titre, gloussa Hiz dans son coin.

Sous les taches rouges qui marquaient le visage de Tud, les muscles tressaillirent ; il se pencha en avant, comme pour bondir ; sa silhouette courte et sèche, mobile et nette, avait quelque chose de la concision, de la rapidité et de la précision des nouvelles parmi lesquelles, selon toute apparence, il vivait. Il se mit brusquement debout, marcha le long des rayonnages noirs et pivota sur les talons pour faire face au demi-cercle des six.

— Très bien. Je commence. Titre : Le Sac du goliard. Voilà qui me permet de rester dans la même époque. Les goliards, ou «  gais clercs » comme on les appelait alors, étaient – comme vous le savez tous, je présume – des moines errants, égarés en quelque sorte entre l’église et les tréteaux forains. Aujourd’hui encore, on s’interroge sur les origines de cet étrange mélange de bouffonnerie et de sacerdoce ; l’explication la plus plausible est qu’il s’agissait de curés de paroisses indigentes ; celles-ci ne nourrissant pas leur homme, ou ne le nourrissant qu’à demi, ils étaient contraints de gagner leur vie en faisant les saltimbanques, métier qui n’exigeait pas qu’on fasse partie d’une corporation. Le héros de mon récit, le père François (qu’il me soit permis d’en user avec les noms comme avec le reste, c’est-à-dire de les intervertir) était un de ceux-là. Chaussé de hautes bottes de cuir souples, un solide bâton à la main, il arpentait les chemins poussiéreux, allant de maison en maison, alternant psaumes et chansons, facéties gauloises et apophtegmes latins, carillons d’angélus et grelots de marotte. Son baluchon, qu’il tenait par-dessus l’épaule avec une ficelle, abritait côte à côte, serrés comme mari et femme et soigneusement pliés, un manteau d’arlequin garni de sonnailles et une antique soutane usée jusqu’à la corde. Une gourde de vin pendait à son côté au bout d’une courroie, un chapelet aux grains noirs était enroulé en trois rangs autour de son poignet droit. Le père François était un joyeux lascar : par pluie battante et sous soleil de plomb, il s’en allait à travers les blés mûrs ou les chemins enneigés en sifflant quelque chansonnette ; de temps en temps, il saisissait sa gourde pour baiser les lèvres de verre, comme il disait ; personne n’avait jamais vu le père François embrasser quelqu’un d’autre.