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Mon moine errant n’était certes pas un personnage inutile : lui demandait-on de célébrer un office qu’il sortait sa vieille soutane, l’endossait ou déroulait son chapelet, dénichait au fond de son sac un crucifix et voilà qu’il était armé pour, d’un air grave, lier ou délier ; fallait-il au contraire faire la fête, jouer un interlude ou apprendre le rôle du diable, trop difficile à retenir pour les comédiens amateurs d’une guilde quelconque, et le manteau d’arlequin jaillissait du baluchon pour envelopper les larges épaules du père François ; bien malin qui eût trouvé plus habile que notre goliard à imaginer mille pitreries et à faire rire aux larmes.

Nul ne savait s’il était jeune ou vieux : un hâle de bronze recouvrait sa face glabre, et le sommet dénudé de son crâne valait tout aussi bien tonsure que calvitie. Il arrivait que des filles, après s’être esclaffées à ses facéties ou avoir versé des larmes de dévotion à la messe, dévisagent François avec insistance, mais notre homme était un vagabond ; une fois jouée la farce et célébrée la messe, il remettait manteau et soutane dans son baluchon, refaisait le nœud, et partait ; ses mains ne serraient que son bâton de pèlerin, ses lèvres ne touchaient que les lèvres de verre. Certes, alors qu’il allait à travers champs, il aimait échanger quelques propos sifflés avec des oiseaux de passage – mais les oiseaux aussi sont des vagabonds, et un mot leur eût suffi pour dialoguer avec les humains : «  Passons ! » Là, au milieu des champs, dans le vent et le babil des oiseaux, le clerc conversait volontiers avec son baluchon : il libérait sa bouche, muselée par un bout de ficelle, étalait au soleil habit noir et habit coloré, et débitait quelques plaisanteries :

— Suum cuique, amici mei2! Retiens bien cela, toi, le tout noir et toi, le tout bigarré. Et d’ailleurs, s’il y avait sur terre un rire en noir et des messes en couleur, il ne vous resterait plus qu’à échanger vos places, mes bons amis ; en attendant, à l’un l’odeur de l’encens, à l’autre les taches de vin…

Et, les battant tous deux pour en faire sortir la poussière, il les renfonçait dans son baluchon et repartait, par les chemins tortueux, sifflotant à l’unisson des perdrix.

Une fois, à la tombée du jour, alors qu’il était las et couvert de poussière, le père François aperçut des lumières. C’était un petit village d’une quarantaine de foyers, avec en son centre une église et des vignes tout autour. Juste avant d’y arriver, il croisa un homme avec qui il échangea quelques propos : Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? Pour quoi ? À peine le père François s’était-il installé dans une taverne à l’enseigne de L’As coupe tout qu’on l’appela au chevet d’un agonisant. Non sans avoir ingurgité en toute hâte un verre ou deux, il endossa sa soutane et se précipita, tout en la boutonnant, au-devant de la pauvre âme qui attendait de lui les derniers secours.

Ayant donné l’absolution au mourant, il s’en retourna là où l’attendait sa gourde. La nouvelle de sa venue avait fait le tour des quarante logis. À L’As coupe tout, quelques vieux paysans l’attendaient. Le lendemain étant jour de foire, ils le prièrent d’amuser les gens de l’endroit par quelques facéties corsées, voire gaillardes. On trinqua et notre gai clerc accepta l’invite.

Tard dans la soirée, alors qu’il était en quête d’un abri pour la nuit, il croisa un homme porteur d’une lanterne. L’œil jaune le dévisagea ; à travers la lumière qui l’aveuglait, il distingua une main vigoureuse qui tenait l’anse de la lanterne, puis le visage large et souriant à pleines dents d’un jeune gars.

— N’auriez-vous pas croisé le père François ? demanda-t-il. Je le cherche.

— Eh bien, cherchons-le ensemble. Tu as un miroir sur toi ?

— Un miroir, pour quoi faire ?

— Comment verrais-je le père François sans miroir ? Comment t’appelles-tu ?

— Pierre.

— Et ta fiancée ?

— Pauline. Comment savez-vous que j’ai une fiancée ?

— Bien. Demain, avant l’angélus. Si vous tenez à vous coller l’un à l’autre jusqu’à devenir une seule et même chair, il n’est pas de meilleure colle que celle que j’ai dans mon sac. Bonne nuit.

Le moine souffla la lanterne du gars éberlué et s’en alla, le laissant plongé dans l’obscurité et la stupéfaction.

Le lendemain matin, le père François se mettait à l’ouvrage ; il aspergeait d’eau bénite des enfants malades, marmonnait des prières purificatrices au chevet d’une accouchée, après quoi, échangeant promptement sa soutane contre l’accoutrement de saltimbanque, il serra ses habits sacerdotaux dans son baluchon qu’il confia aux bons soins du valet de l’aubergiste, un grand échalas à large bouche, et se rendit sur la place du marché pour amuser les paysans venus des villages environnants. De chanson en chanson, de pitreries en calembredaines, le temps passait, le bon peuple riait à gorge déployée et refusait de laisser partir le bateleur. Entendant sonner l’angélus, les paysans se découvrirent, tandis que le père François, retenant son manteau à sonnailles rentrait en courant à son auberge pour se changer et ne pas rater le mariage.

Le valet de l’auberge, la mine contrite, l’accueillit sur le pas de la porte. Il avait entre les mains le baluchon du moine étrangement plat et flasque.

— Voyez-vous, monsieur, balbutia le grand échalas, moi aussi j’avais envie de vous entendre débiter vos gaudrioles, quelqu’un en a profité pour vider votre sac. Qui aurait pu croire…

Le moine fouilla son baluchon.

— Vide ! clama-t-il au comble du désespoir. Vide autant que ta tête, grand nigaud ! Comment vais-je célébrer ce mariage, alors que j’ai tout perdu, sauf mon latin ?

On eût été bien en peine de trouver la réponse à cette interrogation sur la face niaise du valet. Le père François, empoignant son sac et sonnaillant de plus belle, courut vers l’église. En cours de route, il explora une nouvelle fois le vide du baluchon : tout au fond, ses doigts découvrirent une croix que le voleur avait négligé d’emporter. Le père François l’enfila par-dessus son vêtement de bouffon, déroula son chapelet et proclama, aussitôt entré dans l’église :

— In nomine…

— Cum spiritu tuo, reprit l’enfant de chœur, fixant avec ahurissement le saltimbanque qui gravissait les degrés du maître-autel. La confusion fut aussitôt générale : les enfants de chœur battirent précipitamment en retraite, une vieille paysanne laissa échapper son cierge allumé, la mariée pleurait de honte et d’effroi ; quant au vigoureux marié, accompagné de deux ou trois de ses amis, il jeta le mécréant hors de l’église, le roua de coups et le laissa pour mort sur le parvis.