La fraîcheur nocturne lui fit reprendre ses esprits. Le père François se releva, fit l’inventaire de ses bleus et bosses, puis de son baluchon qui gisait à côté de lui, mais celui-ci était obstinément vide, ce qui ne l’empêcha pas de le fermer d’un double nœud ; il le jeta par-dessus son épaule d’un mouvement familier, empoigna son bâton et quitta le village endormi. Il alla ainsi à travers la nuit, en faisant tintinnabuler ses sonnailles. Au petit jour, il croisa des gens qui s’écartèrent précipitamment devant ce fantôme bariolé dont la place était sur des tréteaux de foire et non au milieu des sillons noirs d’un champ labouré. Arrivé en vue d’un village, il décida de le contourner ; il passa derrière les maisons et les jardins en marchant le plus doucement possible afin que le tintement de ses grelots n’attirât pas l’attention. Mais un chien pelé avisant la bigarrure ambulante, aboya éperdument, ameutant la population. Très vite, le bouffon cheminant à travers champs entraîna derrière lui une ribambelle de gamins dans un concert de quolibets et de sifflets.
Un paysan occupé à réparer sa clôture ne répondit pas au salut du fantôme saltimbanque, des femmes qui traversaient la route, portant des cruches d’eau, refusèrent de sourire à ses mines cocasses et passèrent leur chemin, les yeux baissés. C’était une dure journée de labeur, et les gens occupés et dégrisés n’avaient pas le temps de rire ; ils avaient plaisanté tout leur saoul, rangé leurs habits du dimanche au fond des coffres, revêtu leurs tenues de travail et entamaient une nouvelle série de six journées au visage gris. Ce passant incongru était un jour de fête égaré en semaine, une aberration qui semait le désordre dans leur fruste calendrier ; les regards se détournaient de lui, il ne rencontrait que sourires méprisants ou dos indifférents. Il comprit alors combien solitaire et rejeté est le rire, cet assemblage pur et séraphique de lambeaux multicolores que des aiguilles pointues cousent ensemble, d’un fil ténu. Il aurait pu voler jusqu’au soleil, mais ne dépassait pas le perchoir ; il avait une âme d’aigle, mais des ailes de poule caquetante et domestique, les sourires de la fête, tout comme dans la cage, étaient comptés et enfermés. Non ! Suffit ! Notre homme pressait le pas, foulait déjà le sentier qui, de la terre, l’éloignerait ; mais la terre, sombre et visqueuse lui collait aux semelles, les herbes et les ronces s’accrochaient à ses vêtements et le vent chargé de sueur et d’odeur de fumier faisait furieusement sonner les grelots et les pendeloques du manteau qui s’éteignait dans la pénombre du crépuscule. Comme une rivière lui barrait la route, il posa son baluchon, défit le nœud qui le fermait et lui parla une dernière fois :
— Saint Jérôme écrit que notre corps n’est pas autre chose qu’un vêtement. S’il en est ainsi, donnons-le à laver.
Le sac avait ouvert sa bouche toute grande qui le faisait ressembler au benêt de l’auberge de L’As coupe tout. Depuis la berge abrupte, le joyeux clerc essaya de toucher le fond de la rivière avec son bâton. Ce fut peine perdue. Non loin de là, une grosse pierre moussue gisait, enfoncée dans le sol. François l’en extirpa et la fourra dans son sac. Puis il y mit la tête et enroula solidement la corde autour de son cou. Le bord de la berge était à un pas. Je peux affirmer que ce pas fut, pour le père François, le dernier.
Tud avait terminé. Il se tenait adossé au chambranle. Il semblait que les vantaux noirs de la porte, comme les volets d’un jouet mécanique allemand, allaient s’ouvrir dans un claquement de ressort, engloutir la silhouette courtaude de poupée pour se refermer automatiquement sur Tud et ses histoires.
Mais le président ne laissa pas s’installer le silence :
— L’eau a tout emporté. Ce sont des choses qui arrivent.
— Sinon, je n’aurais pas mené mon récit à bon port : il n’aurait pas abouti à la mort, a riposté Tud.
— Tev n’exprime pas le contraire : c’est une belle fin. Mais au milieu vous avez mélangé les cubes, et je ne pense pas que ce soit par ignorance. N’est-ce pas ? Permettez-moi de tenir votre sourire pour une réponse. En conséquence de quoi, vous nous devez une amende sous forme d’une histoire. Claire et concise autant que faire se peut. Je ne crois pas que nous ayons besoin d’une suspension de séance. Nous vous écoutons.
Tud eut un mouvement irrité des épaules. Visiblement, il était fatigué. Il se détacha de la porte, regagna son fauteuil devant la cheminée, son regard erra quelques instants sur les gerbes d’étincelles et la danse des flammèches bleutées.
— Soit. Comme il est malaisé d’improviser à propos d’êtres humains, parce que, même imaginés, ils sont vivants, et qu’il leur arrive de dépasser le schéma de l’auteur, voire même de le contrarier, il me faut avoir recours à des héros constants ; bref, je vais vous parler de deux livres et d’un homme, d’un seul, ce qui est à la mesure de mes forces.
Nous trouverons le titre de ce récit ensemble, à la fin, mais je vais vous donner ceux de mes livres-personnages : Notker le Bègue et Les Quatre Évangiles. Le troisième personnage, humain celui-là, n’appartient pas aux hommes-sujets mais aux hommes-thèmes ; les hommes-sujets causent à l’auteur bien du tracas, leurs vies sont pleines de rencontres, d’actions et de hasards… Qu’ils se retrouvent dans un récit, et ils le distendent en roman ! Les hommes-thèmes, eux, ont une existence immanente, leurs vies hors sujet se déroulent à l’écart des sentiers battus, ils sont attachés à une idée, ils sont taciturnes et inactifs. Mon héros était un de ceux-là : toute sa vie fut prise, comprimée entre les deux livres dont je vais maintenant vous parler.
Cet homme (peu importe son nom) donnait l’impression d’être orphelin bien que ses parents fussent en vie, et il avait une réputation d’original. Dès sa tendre enfance, il s’était pris de passion pour le clavier du piano et passait des journées entières à rechercher de nouvelles combinaisons de sons et de rythmes. Mais s’il arrivait que quelqu’un réussisse à l’entendre, ce n’était qu’exceptionnellement, à travers murs et portes closes. Un jour, un éditeur de musique vit avec étonnement débarquer dans son bureau un jeune homme fluet qui, sans un regard, tira d’un porte-documents un cahier de musique portant comme titre Commentaire au silence. L’éditeur glissa ses ongles rongés à l’intérieur du cahier, le feuilleta, poussa un soupir, relut le titre et rendit le manuscrit.
Quelque temps après, le jeune homme verrouilla son clavier et s’essaya à transformer les notes en lettres ; mais il se heurta là aussi à un obstacle encore moins surmontable : il était – je le répète – un homme-thème, alors que notre littérature est entièrement construite à partir de sujets ; il était, comprenez-vous, incapable de se diviser, de développer des idées, il était, comme il sied à un homme-thème, une aspiration vivante non de l’un vers le multiple, mais du multiple vers l’un. Il arrive que, dans un plumier, on tombe sur une plume qui n’est pas fendue ; elle est comme toutes les autres convenablement taillée, seulement voilà, elle n’écrit pas.
Or, notre adolescent, devenu entre-temps un jeune homme de vingt-cinq ans, avec l’opiniâtreté d’une nature entière et qui ne pouvait se diviser, décida d’acquérir à force de volonté cette fameuse multiplicité ; certes, il désignait la chose bien autrement, mais un instinct très sûr lui conseilla de partir en voyage, méthode grâce à laquelle tant de gens ont été métamorphosés et qui permet de redonner couleur et forme à ce que notre expérience peut avoir de relativement plat et incolore. À cette époque, il avait fait un héritage et des trains l’emmenèrent, de gare en gare, à travers un monde kaléidoscopique et polyglotte. Les carnets du candidat-écrivain se gonflaient de notes et de plans, sans que pour autant surgisse une œuvre authentique, une œuvre qui tiendrait tout entière entre les lettres. À l’intérieur des sujets que traquait son crayon, il se sentait comme chacun de nous dans une chambre d’hôtel où tout est étranger et indifférent : elle peut nous convenir comme elle peut convenir à n’importe qui d’autre.