En fin d’après-midi, pour me délasser, j’aimais bien m’allonger sur mon lit avec un épais volume de Cervantès et caracoler d’un épisode à l’autre. Le livre n’était plus là ; je me rappelle fort bien qu’il avait sa place au fond à gauche sur la planche du bas, son cuir noir à coins jaunes jouxtait le maroquin rouge des autos de Calderón. Les yeux fermés, j’ai essayé de l’imaginer ici, près de moi, entre main et œil (ainsi les amants délaissés demeurent-ils en compagnie de l’être aimé par la grâce des yeux clos et d’une concentration de la volonté). Et j’y suis parvenu. En pensée j’ai tourné une page, puis une autre, et ma mémoire a laissé choir des lettres qui se sont mélangées et ont fui. J’ai essayé de les rappeler : certains mots revenaient, d’autres pas ; alors j’ai décidé de combler les blancs en y insérant des mots à moi. Fatigué de ce jeu, j’ai ouvert les yeux : la nuit emplissait la chambre, et son noir épais avait envahi tous les coins de la pièce et des rayonnages.
Disposant en ce temps-là d’abondants loisirs, j’ai renouvelé de plus en plus fréquemment mes jeux avec les planches dé-livrées. Jour après jour, elles se garnissaient de fantasmes confectionnés avec des lettres. Je n’avais ni les moyens ni l’envie d’aller pêcher des lettres aux étalages des bouquinistes ou dans les boutiques des libraires. J’extrayais désormais lettres, mots et phrases, à pleine poignées, de moi-même ; je prenais mes idées, je les imprimais en pensée, je les illustrais, je les habillais de reliures soignées et je les alignais, idée contre idée, fantasme contre fantasme, comblant le vide docile qui absorbait, au-dedans de ses planches noires, tout ce que je lui offrais. Et un beau jour, au visiteur venu me rendre un livre emprunté et qui prétendait le replacer sur l’étagère, j’ai dit :
— Occupé.
Mon hôte était, comme moi, un pauvre hère, il savait que l’unique droit concédé aux poètes miséreux est celui d’être un farfelu… Il me considéra sereinement, posa le livre sur le bureau et me demanda si j’accepterais d’entendre un poème de son cru.
Ayant refermé la porte sur lui et son poème, j’exilai ledit volume le plus loin possible : les caractères vulgairement dorés de son dos renflé perturbaient le jeu des idées qui commençait tout juste à prendre tournure.
Parallèlement, je continuais de travailler sur mes manuscrits. À mon très sincère étonnement, une nouvelle liasse, adressée aux mêmes destinataires ne m’était pas revenue : les manuscrits avaient été acceptés et furent publiés. Ce que des livres faits de papier et d’encre n’avaient pu m’apprendre avait été réalisé au moyen de trois mètres cubes d’air. Je savais désormais comment procéder : je les retirais l’un après l’autre, mes livres fantasmatiques qui remplissaient les vides entre les planches noires de la vieille étagère, et je trempais leurs caractères invisibles dans l’encre la plus banale, ce qui avait pour effet de les transformer en livres, et les livres en argent. Peu à peu, année après année, mon nom grossissait, les rentrées d’argent augmentaient, mais ma bibliothèque de fantasmes tarissait : je gaspillais trop hâtivement le vide de mes planches, vide qui, si je peux m’exprimer ainsi, s’exacerbait et se muait en air ordinaire.
Mon misérable galetas, comme vous pouvez le constater, s’était transformé en un appartement confortablement meublé. Ces belles bibliothèques vitrées avaient pris place de part et d’autre de ma vieille étagère dont j’avais regarni de livres le vide usé. La force de l’inertie jouait en ma faveur : mon nom suffisait à drainer des droits d’auteur toujours plus substantiels. Mais je savais trop bien que tôt ou tard, je devrais payer pour le vide vendu. Au fond, les écrivains sont des dresseurs de mots professionnels, et les mots qui font les funambules sur les lignes, s’ils étaient des êtres vivants, redouteraient et haïraient à coup sûr le bec fendu de la plume comme les animaux savants haïssent le fouet qui les menace. Ou mieux encore : savez-vous comment on confectionne la fourrure appelée breitschwantz ? Les pelletiers spécialisés ont un vocabulaire à eux : ils détectent par des procédés sophistiqués le décor et la bouclure de la peau d’un agneau non encore né, puis, ils guettent l’apparition d’un décor approprié et tuent l’agneau avant sa naissance, cela s’appelle dans leur jargon « fixer le décor ». Nous en usons de même avec les idées – nous sommes des industriels et des tueurs.
Bien entendu, je n’étais pas naïf et je n’ignorais pas que je me transformais en un tueur d’idées professionnel. Mais qu’y pouvais-je ? Autour de moi des mains se tendaient. Je leur jetais des poignées de lettres. Elles en redemandaient. Abreuvé d’encre jusqu’à l’ivresse, j’étais prêt à conquérir de nouveaux thèmes, et cela à n’importe quel prix. Mais mon imagination épuisée ne m’en fournissait plus un seul. C’est alors que je me suis décidé à la stimuler artificiellement en usant d’un moyen depuis longtemps éprouvé. J’ai fait vider une des pièces de l’appartement… mais venez donc, il vaut mieux que je vous fasse voir.