— Mais alors, s’obstinait Gni, pourquoi est-il écrit que l’homme est souillé par ce qui sort de sa bouche et non par ce qui y entre ? Qu’as-tu à répondre à ça ?
Ing et Nig parlèrent en même temps et la controverse aurait pu durer jusqu’à l’aube, n’eût été le sommeil qui leur ferma les yeux avec des rêves et la bouche avec des ronflements.
Ing vit en songe un monstre à trois bouches qui remuait ses six lèvres sans relâche. Ing tenta de lui démontrer qu’il n’existait pas, mais l’immonde créature, argumentant de ses trois bouches en même temps, ne se laissait pas convaincre. Ing se réveilla, inondé de sueur froide. La première ligne rouge de l’aurore se dessinait déjà au-dehors. Il réveilla ses camarades. Avant même d’avoir ouvert les yeux, Nig demanda où était Ignota. Pensant qu’il s’agissait d’un mets, Gni grommela : « On l’a mangé. » Nig éclata de rire, expliqua qu’il s’agissait de sa compagne de la veille et ajouta :
— Plus exactement, c’est elle qui nous a mangés. C’était joliment demandé, en tout cas. Sérieusement, qu’est-elle devenue ?
— Disparue comme un fantôme. Si j’en crois mes rêves, ton Ignota en sait trop. Après tout, ce n’est peut-être pas une fille, mais un succube, un spectre, une ombre.
— Diable, ricana Nig. Cette ombre m’a écrasé les genoux. Raconte-moi tes rêves.
Du fond du rêve, la dispute revint dans la réalité, comme si, elle aussi, avait repris des forces en dormant. Trois bouches jacassaient à qui mieux mieux au sujet de la vocation véritable de la bouche.
— Manger.
— Allons donc ! Baiser, je vous dis.
— Vous délirez tous les deux. Parler, voilà sa vocation.
Là, voyez-vous, je lâche les rames et je me laisse aller au fil de l’eau. Jugez vous-mêmes : pourquoi me mettrais-je en frais d’imagination, pourquoi m’épuiserais-je à ramer du moment que j’ai rejoint le puissant courant qui enverra de lui-même mon sujet avec ceux qui parlent de vérité et de mensonge, des brahmanes errants du Panchatantra et tant d’autres encore. Ce que je veux dire, c’est que Ing, Nig et Gni, faute de pouvoir trancher le débat, s’en vont errer de par le monde, obéissant aux lois du développement des sujets, en demandant aux voyageurs qu’ils croisent sur leur chemin de les départager. L’illogisme de ces controverses itinérantes, leur incongruité dans un monde quotidien, ne devraient pas troubler celui qui sait que le développement du sujet et le développement de la vie, s’ils se croisent parfois, ne coïncident jamais. Le sujet sème ces discussions comme la plante sème des spores – dans l’espace où elles germeront. Je vogue donc au fil de l’eau…
— Vous voguez en effet. – Dans un mouvement de colère, Zez asséna un coup de pincettes sur les tisons et les étincelles, en réponse, jaillirent. – Mais ne voguez-vous pas à bord d’une bibliothèque bourrée de lettres en vrac ? Je dois vous dire, mes chers amis, que depuis quelque temps vos idées puent l’encre d’imprimerie : l’un prend des livres bourrés de lettres comme « personnages » de ses récits, l’autre, voyez-vous, « part au fil de l’eau » (soit dit en passant, imagine-t-on métaphore plus galvaudée, plus usée sur toutes les presses à imprimer ?) aussitôt happé par le torrent d’encre du sujet qui bouillonne, à ce train-là nous allons bientôt…
Les veines du cou de Tev se gonflaient :
— Vous avez bien trop peur d’une couverture de livre. Mais, sur moi, elle ne risque pas de se refermer parce que moi, je ne suis pas… une souris. Je n’ai jamais été, comme certains, dans la peau d’un auteur célèbre, l’alphabet n’est pas pour moi un appât, alors que…
D’un geste, Zez imposa le silence et se tourna vers moi :
— Je suggère de soumettre notre débat au jugement de notre hôte : le recul le rendra plus perspicace, il aura moins de mal à être impartial.
Tous les regards étaient fixés sur moi. J’ai répondu :
— Ce faisant, vous faites de votre discussion une de ces « controverses itinérantes » qu’il y a un instant, vous jugiez intolérables…
— Gambit refusé ! Bien joué. Ôte-toi du chemin, Zez, et cède le pas à mes trois héros, qu’ils puissent aller là où ils sont depuis longtemps attendus.
La bande rouge de l’aube s’élargit. Dans quelques instants, l’aubergiste viendra réclamer son dû pour la nuitée et la vaisselle brisée. Or, il n’y a pas un sou dans les poches. Ing, Nig et Gni ont quitté Les Trois Rois sur la pointe des pieds. Le bourg dormait encore derrière ses volets clos ; un moine mendiant vint à leur rencontre, avec sa sacoche et son bâton à grelot. Il leur tendit sa besace sonnaillante, mais en guise d’aumône n’obtint qu’une question :
— À quelle fin Dieu t’a-t-il donné une bouche ? Pour manger, embrasser ou parler ?
Le moine cessa de secouer son sac, le grelot se tut, il se taisait aussi. Nig jeta un coup d’œil sous le capuce.
— C’est un carme. Nous tombons d’emblée sur un vœu de silence. Te voilà mal parti, Ing. C’est quasiment une réponse : la sainteté n’a pas besoin de paroles.
— Oui, mais elle s’impose aussi des jeûnes. Je pense en outre que les baisers aux ribaudes ne sont pas le meilleur moyen de gagner le salut éternel. À ce compte-là, la bouche n’est qu’un trou parfaitement inutile au milieu du visage, qu’il faudrait ravauder au plus vite, et puis vivre sans chercher plus loin que le bout de son nez. Il y a là quelque chose qui cloche. On continue.
Le grelot poursuivit son chemin, nos trois amis aussi. Aux portes de la ville, Ing, Nig et Gni croisèrent une vieille femme sourde. Ils eurent beau brailler leur question à une, à deux puis à trois bouches hurlantes, la vieille n’avait qu’une chose à leur dire :
— Elle a une tache noire sur le front. Ma vache. Vous ne l’auriez pas vue ? Une tache noire sur le front. Ma vache.
— Chacun ses soucis, soupira Ing.
Au même moment, les portes de la ville s’ouvrirent dans un grincement rouillé. Mes trois bonshommes entamèrent leur errance.
Au bout d’une ou deux lieues ils croisèrent une carriole brinquebalante. Un grand gaillard, les jambes pendant au-dehors, réglait son compte à une miche de pain. Ing lui cria la question fatidique, mais le fracas des roues empêcha le garçon de l’entendre, l’eût-il même entendue que sa bouche était trop pleine pour qu’il puisse répondre.
Vers midi, ils avisèrent un homme au milieu des blés que le vent faisait danser. Il avait un sac sur l’épaule, un bâton à la main, son visage, poudreux et hâlé, respirait la gaieté, et il dialoguait en sifflotant avec les perdrix ; peut-être était-ce l’un de ces clercs errants, (il avait le visage rasé avec soin) peut-être même s’agissait-il de votre père François.
Le narrateur se tourna vers Tud et leva la main droite pour lui faire un signe de connivence. Tud lui répondit d’un geste en souriant. Deux thèmes, comme deux vaisseaux qui se croisent en haute mer, échangèrent un salut, et Tev poursuivit.
— Pourquoi l’homme a-t-il une seule bouche au lieu de trois ? Nig interrogea le clerc après l’avoir salué.
Le clerc s’arrêta et examina les trois voyageurs. Il se rinça la bouche avec le contenu de la gourde qui pendait à sa ceinture, fit un clin d’œil et parla :
— Mes enfants, êtes-vous bien certains que la grâce du Seigneur soit toujours de n’avoir qu’une seule et unique bouche ? Quand je serai parti, déculottez-vous et voyez si ce n’est pas plutôt deux qu’une. Et si vos pas vous conduisent jusqu’au bordel le plus proche, n’importe quelle fille vous prouvera que la bonne réponse est trois. Bonne chance, mes amis.