Выбрать главу

Actionnant ses longues jambes bottées haut de cuir, le père François disparut promptement du paysage et du récit.

— Le curaillon a voulu nous couillonner, suggéra Gni en se grattant la nuque.

— Et il a drôlement réussi. Nig cracha avec acrimonie.

— Couillonner, c’est un amusement pour couillons, répliqua Ing. Les esprits sont devenus grossiers et plats, comme ce champ-là ; il est plus facile de se gausser que de réfléchir. Où sont donc les syllogismes du grand Stagyrite, les définitions d’Averroès et la hiérarchie des idées de Jean Scot Érigène ? Les hommes ont désappris le commerce des idées ; au lieu de regarder une idée dans les yeux, ils s’escriment à l’explorer sous la queue.

Tous les trois poursuivirent leur chemin en silence.

Ils croisaient de loin en loin des paysans de retour des champs, des marchands à dos de mule, sommeillant au son des grelots. Après la rencontre avec le moine, ils avaient décidé d’être plus prudents et de ne pas poser leur question au premier venu. Au terme d’une journée de marche, les murailles crénelées d’une ville parurent au-dessus des oliviers courbés vers la terre. La poussière et la chaleur retombaient. Dans les herbes, le chant des cigales se faisait plus fort, l’éclat du soleil moins violent. Tout près des portes, dans un pré verdoyant attenant à la route, les voyageurs aperçurent une femme assise dans l’herbe qui avait dans les bras un nourrisson emmailloté. La femme tarda à répondre au salut de nos compères, elle était trop occupée ; sortant un sein de son corsage, elle offrait le téton rose à la bouche de l’enfant. Aussitôt, celui-ci se mit à remuer avidement les lèvres, tandis qu’elle se penchait en souriant sur le minois joufflu.

— Tudieu ! gronda Gni. Emmaillotez-moi vite, j’ai comme une grosse envie de lait.

Nig se passa la langue sur les lèvres tandis que Ing, hochant la tête, disait :

— Cet enfant vient de nous révéler les deux tiers de la vérité, sinon la vérité tout entière : voyez plutôt cette bouche minuscule, encore sans dents. Il lui a été donné ce qui nous est refusé : la possibilité de manger et d’embrasser en même temps. Cet être encore insignifiant m’oblige, mes amis, à me transporter en pensée de ces mots indigents et poussiéreux vers les frondaisons luxuriantes du jardin d’Éden où tout était donné à l’homme d’un coup, en un seul morceau, et non par miettes. Mais le jardin d’Éden a perdu ses fleurs et une seule bouche ne peut plus, hélas, abriter trois sens en même temps. Dites-moi, ma mie, à qui est cet enfant ?

— Je suis au service de la femme du juge. Ma maîtresse s’appelle Félicia, répondit la nourrice.

Elle se releva, fit un salut aux étrangers et s’éloigna en direction de la ville. Nig lui envoya un baiser. Les amis décidèrent de souffler un peu dans ce pré avant de gagner la ville. Gni mâchonnait une touffe d’herbe odorante. Nig soufflait le duvet d’un pissenlit. Ing, les bras noués autour des genoux poussait de gros soupirs en marmonnant.

— Qu’est-ce que tu racontes ? s’enquit enfin Gni, que la faim commençait à tourmenter sérieusement.

— Ah, fit Ing avec encore un soupir. Je me souviens des paroles que je lui ai dites.

— À la nourrice ?

— Non, à sa maîtresse. Heureux les hommes qui ont trouvé leur port d’attache. Moi aussi, j’aurais pu, au lieu de traîner avec vous de bivouac en bivouac, me chauffer à mon propre foyer, mes poches seraient lourdes de thalers et j’aurais autour de moi une marmaille piaillante… Mais oui, mais oui, ne riez pas. Écoutez plutôt l’histoire que je vais vous conter.

Nous étions jeunes en ce temps-là, Félicia et moi. Elle était la fille de négociants fortunés qui demeuraient non loin d’ici, dans une des villes de la côte. Les parents étaient riches en sacs d’or, la fille en soupirants. Les jours de fête, bellement vêtus, ils s’asseyaient en cercle autour de Félicia et la mangeaient des yeux en silence, immobiles et stupides comme des ballots de foin. Tous ces damoiseaux ne savaient que rester bouche bée, alors que moi je connaissais un autre usage de cette cavité. Je parlais à la jeune fille de pays où je n’étais jamais allé, de livres que je n’avais pas ouverts, d’étoiles et de lucioles, du paradis et de l’enfer, du passé des différents peuples et de notre avenir à nous, Félicia et moi. Elle aimait bien m’écouter, dressant son oreille rose et entrouvrant ses lèvres de corail : un beau jour, toute rougissante, elle m’a conseillé de parler à ses parents. Avec eux, c’était beaucoup plus difficile. Lorsque j’ai tenté, à grand renfort de citations d’Horace et de Catulle, d’expliquer au vieil avaricieux les droits imprescriptibles de la passion, il s’est contenté de siffloter et de me tourner le dos.

Alors, sur le conseil de Félicia, j’ai voulu accéder au bonheur par des voies détournées. Félicia avait une vieille nourrice que nous avons réussi à gagner à notre cause. Le plan était celui-ci : une nuit, Félicia et la nourrice viendraient chez moi. La nourrice resterait dehors à faire le guet, tandis que Félicia… bref, au matin nous placerions les vieilles ganaches devant le fait accompli, après quoi le prêtre serait bien obligé de nous unir par les liens du mariage, et les grippe-sous, de dénouer les liens de leurs sacs d’or. Le soir convenu, j’ai entendu frapper à la porte et l’instant d’après, nous étions seuls, Félicia et moi, dans le noir, à l’abri d’une porte close.

— Et alors, et alors ? Nig s’appuyait sur son coude pour se rapprocher du conteur et ne se tenait pas d’impatience.

— Et alors, je lui ai chuchoté des choses sur la grandeur et l’importance de cette nuit, que nous étions enfin seuls, que les étoiles elles-mêmes baissaient les yeux et qu’il n’y avait plus que Dieu…

— Imbécile, grommela Nig qui regagna sa place, toujours sur le coude.

— Je lui ai parlé des amants célèbres du temps passé, de Léandre et de Hero, de Pyrame et de Thisbé, de Phaon et de Sapho. Au demeurant, me suis-je soudain ravisé au moment où ses doigts effleuraient mes lèvres, si les exemples païens lui semblent peu convaincants ou dangereux pour le salut de l’âme, il me reste à évoquer les personnages de l’Ancien Testament, et je me suis remémoré, livre après livre, Ruth et Booz… J’en étais à Booz, justement, quand un bruit, du côté de la porte, m’a interrompu. Je l’ai entrebâillée et j’ai aperçu la vieille nourrice qui s’était assoupie, l’oreille collée à la serrure, et ronflait doucement. Je l’ai réveillée et je suis revenu à Félicia pour continuer mon histoire.

— Abruti, gémit Nig qui se boucha les oreilles et se coucha, face contre terre.

Gni acheva de mâcher son herbe avant de s’enquérir :

— Et ça ne vous a pas mis en appétit ?

— Non, je débordais à tel point de poèmes d’amour enflammés, de métaphores et d’hyperboles raffinées que je n’ai pas vu le temps passer. Le ciel virait au gris lorsque j’en suis arrivé au passionnant Art d’aimer d’Ovide, en essayant de restituer la suprême élégance érotique de cette œuvre, de cet art unique de capter l’instant fugitif, de voler des bribes de bonheur, de lutter pour un baiser, pour une étreinte, pour… Je la voyais, dans la pénombre du petit jour, assise, les lèvres sévèrement pincées, et presque détournée de moi. Je lui ai demandé ce qu’il lui arrivait. Sans me répondre, Félicia est allée à la porte pour la cribler de coups de poing.

— Allons-nous-en, a-t-elle dit à la nourrice, et sa voix tremblait d’une colère dont je ne comprenais pas la cause. Nous pourrons peut-être rentrer sans qu’on nous remarque. Dépêchons-nous.

— Attendez ! me suis-je écrié, complètement affolé, comment allez-vous prouver que vous avez passé la nuit chez moi ?