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Mais Félicia ne répondit pas, comme si mes paroles avaient perdu toute signification et même toute sonorité.

— Vite ! a-t-elle crié, et si je réussis à regagner mon lit sans être vue, je fais vœu de prendre pour mari le plus taciturne de tous mes prétendants !

Elles ont plongé dans la pénombre de l’aube, sans se retourner à mes cris désespérés. Et nous ne nous sommes jamais revus.

— Tu vois, dit Nig avec quelque malice. Si tu avais compris la véritable destination de la bouche, ton histoire ne se serait pas achevée aussi piteusement.

— Elle n’est pas terminée, a répliqué Ing en se relevant. Le dénouement m’attend là, derrière ces portes.

Et nos trois drilles entrèrent dans la ville.

Ils passèrent la nuit à la belle étoile. L’auberge était envahie de pèlerins des villes voisines venus faire leurs dévotions à une sainte miraculeuse qui avait rendu ce bourg célèbre. De surcroît, ils avaient l’escarcelle vide et leurs estomacs criaient famine.

Le jour venu, ils virent défiler des théories de pèlerins : Ing tenta bien de leur barrer la route en les questionnant au sujet des bouches, mais ils étaient plongés dans leurs prières, les mains ficelées de chapelets. Alors, tous trois se joignirent à la procession pour se retrouver bientôt devant les ors étincelants et les gemmes qui ornaient l’image sainte. Nig déposa un baiser sur l’image, Gni se pencha sur elle, et d’un coup de dents habile, en détacha la plus grosse pierre précieuse. Ce que voyant, Ing dit bien haut en se donnant de grands coups de poing dans la poitrine : «  Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa ! » Deux ou trois heures plus tard, des pièces d’or garnissaient miraculeusement les poches de Nig, d’Ing et de Gni.

Il est facile de commencer à boire, c’est de finir qui est difficile. Très vite, autour des trois étrangers, les bouchons sautèrent et le vin coula à flots. D’abord, ils buvaient eux-mêmes, puis ils régalaient les autres, puis les autres les régalaient et ainsi de suite, jusqu’à ce que les étoiles s’allument dans le ciel et que retentisse la crécelle du veilleur de nuit. Lorsqu’il y eut davantage de monde sous les bancs que dessus, Gni se mit à quatre pattes pour essayer de verser du vin dans les gueules béantes et ronflantes. Nig, lui, échangeait des baisers avec une tirette de poêle et un trou de serrure, tandis que Ing, riant aux éclats et avec force grimaces désopilantes, racontait la transmutation miraculeuse de la pierre en or. L’histoire eut du succès et on se la transmit bien au-delà de la salle du cabaret. Le lendemain matin, en se réveillant, Ing, Nig et Gni ne purent même pas se frotter les yeux, leurs mains étant emprisonnées dans de lourds bracelets de fer.

Le juge devant qui ils eurent à répondre du vol de la pierre précieuse était l’homme le moins bavard du pays : il les toisa du regard, plongea le nez dans ses papiers et dévisagea, toujours en silence, les inculpés. N’entendant point de question, Ing échangea un regard avec ses camarades et parla :

— Monsieur le Juge, Votre Honneur, quelque inquiétude que puissent nous inspirer les circonstances qui nous ont amenés à comparaître devant vous, il est une question qui nous tourmente tous les trois encore davantage : pour quoi la bouche est-elle faite ? L’un d’entre nous affirme que c’est pour embrasser. L’autre prétend qu’elle sert à manger. Je pense, pour ma part, qu’elle a vocation à articuler des mots. Nous sommes venus de très loin dans l’espoir d’obtenir une réponse. Notre liberté et nos vies sont entre vos mains, mais avant de mourir, nous voudrions savoir à quelle fin les hommes ont été dotés d’une bouche ?

Le juge remua les lèvres, se gratta le nez avec sa plume et se replongea dans ses grimoires. Au bout d’une minute, la trompette du héraut sonna, le greffier se leva et, de sa voix la plus solennelle, donna lecture de l’arrêt :

«  Les accusés sont reconnus coupables, mais remis en liberté et placés sous la surveillance de quiconque voit et entend. Au condamné nommé Ing interdiction est faite de parler ; au condamné nommé Nig, d’embrasser ; au condamné nommé Gni, de manger. Quiconque aura constaté une transgression de ces interdits sera tenu d’en aviser immédiatement qui de droit, à la suite de quoi, le transgresseur devra être arrêté et mis à mort. Le verdict entre en vigueur dès le moment de sa proclamation. Il est sans appel. »

Les malheureux furent délivrés de leurs fers et relâchés. Ils se virent aussitôt environnés de centaines de sourires méchants. Ils marchaient côte à côte, bouches cousues, sans répliquer aux quolibets et aux invectives des citadins.

— Que dis-tu de tout cela ? demanda enfin Nig en se tournant vers Ing, inhabituellement silencieux. Et aussitôt, il ravala son propos.

Ing jeta un regard effrayé autour de lui, ses lèvres tressaillirent, mais il les serra fort et, résigné, baissa la tête. Ils entrèrent dans une taverne. Sur un signe de Gni on leur servit un plat de viande fumante : Ing et Nig saisirent leurs cuillers et les reposèrent aussitôt ; le malheureux Gni leur tournait le dos, assis à une extrémité du banc, il avalait convulsivement sa salive. L’espace d’un instant, il leva les yeux, ils débordaient de larmes.

Une vie commença qui ne ressemblait que peu à la vie. Il ne manquait pas en ville de filles avenantes et compatissantes qui avaient pour le beau garçon Nig des soupirs de sympathie : ses lèvres étaient crevassées par la soif amoureuse, ses joues s’étaient creusées et ses yeux étaient troubles ; il passait en essayant de ne pas apercevoir les fleurs écarlates des bouches féminines et en marmonnant lamentations et malédictions. Ing, le bavard par excellence, ne pouvait pas même se plaindre, sa langue lui démangeait sous l’effet des innombrables paroles qu’il devait avaler en même temps que la maigre pitance qu’il partageait avec Nig. Ils avaient scrupule à manger en présence d’un Gni affamé. Avant de se partager un croûton de pain sec, Nig et Ing allaient se cacher dans un coin ou derrière une porte pour n’être pas vus de Gni et pour ne pas le voir. L’état de celui-ci empirait de jour en jour : de faiblesse et d’épuisement il ne pouvait plus marcher et ses deux amis lui tenaient les coudes et l’aidaient à déplacer les jambes. Le malheureux tomba bientôt dans une sorte de torpeur, mêlant rêve et réalité ; il voyait dans son délire des jambons somptueux, des charcuteries rissolant dans des poêles gigantesques, des poulardes piquées d’ail et d’autres victuailles qui rôtissaient à la broche, devant son regard intérieur, en dégageant un fumet alléchant.

Ing, lui, n’avait même pas la ressource de délirer : il ne fermait quasiment pas l’œil de la nuit, par peur de parler dans son sommeil.

Nig tenait le coup mieux que ses camarades. Refusant de s’abandonner au désespoir, il se lançait, au moment jugé propice, dans des conversations avec les sentinelles qui gardaient les portes de la ville. À l’issue du second entretien, Nig prit Ing à part et lui dit :

— Écoute-moi, gros bavard, il est peut-être possible d’ouvrir les portes de la ville, mais avec une clef d’or. Il n’y a pas un instant à perdre. Gni est dans une mauvaise passe, de compagnon de voyage il s’est transformé en fardeau, mais, de toute façon, il faut bien le sauver, et nous sauver aussi, par la même occasion. Tu as passé ta vie à bavarder, le moment est venu de travailler, mon bonhomme. Je veux parler de la femme du juge. Achève ton histoire, sinon nous sommes tous fichus. Qui ne dit mot consent. Il va faire nuit. J’ai repéré la fenêtre de la dame du juge, elle est toujours ouverte à cette heure-ci. Personne dans les parages. Viens, et je vais te prouver, à l’aide de ta propre bouche, pauvre gros nigaud, que tu te trompais au sujet de sa vocation.

Ing laissa échapper un mugissement de souffrance, comme un sourd-muet ou un homme à la langue coupée, et s’en fut docilement sauver les siens, encouragé par les bourrades de son ami.