— C’est vrai, nous n’avons pas encore essayé les ermites.
Et la controverse itinérante poursuivit son chemin sur les méandres du sentier. À la tombée du jour, Gni qui marchait devant, passa la tête dans l’obscurité de la grotte et demanda :
— Qu’est-ce qui convient le mieux à la bouche : le baiser, la parole ou la nourriture ?
La réponse jaillit des ténèbres :
— D’où vient la rosée, de la terre ou du ciel ?
— Du ciel, à ce qu’on dit.
— Du ciel, confirmèrent Ing et Nig.
Éberlué, Gni insinua une nouvelle fois sa tête dans le noir ; aussitôt quelque chose de pesant le frappa au front, lui fit perdre pied et roula au-dehors, à l’entrée de la grotte : c’était un vulgaire pot de fer. Les amis l’examinèrent au-dedans et à l’extérieur sans trouver de réponse à leur interrogation.
— À vous maintenant, fit Gni en tenant à deux mains son crâne meurtri. J’en ai mon saoul.
Ils s’écartèrent de l’entrée de la caverne avec l’intention de passer la nuit sur place pour repartir le lendemain matin. Le pot resta tel quel, renversé sur l’herbe.
Gni fut le premier à se réveiller, et cela par la faute de la bosse qui lui ornait le front. Dans l’éclat du jour, il aperçut un inconnu assis à ses côtés ; celui-ci le salua d’un sourire amical et s’enquit :
— Vous venez voir l’ermite ?
— Euh, oui. Vous aussi ?
L’inconnu ne répondit pas. Souriant dans sa barbe blanche, il admirait les gouttes de rosée que les rayons de l’aurore faisaient étinceler sur les piques des touffes d’herbe.
— Si vous aussi vous voulez voir l’ermite, je ne vous le conseille pas.
— Pourquoi ?
— Parce que vous n’obtiendrez que ça en guise de réponse. Plus exactement, un coup de ça, et Gni, furieux, décocha un coup de pied au pot de fer. Celui-ci roula à quelque distance, et Gni, stupéfait, aperçut sur les brins d’herbe qui se dissimulaient jusque-là sous le pot, de superbes gouttes de rosée qui s’irisaient de soleil.
— Mille diables ! s’écria Gni. Comment ont-elles fait pour tomber du ciel jusque sous la marmite ?
L’inconnu parla.
— Pour expliquer ce qui se passe à l’intérieur d’une marmite, il n’est point nécessaire d’escalader le ciel, la réponse est là, au ras du sol. Pour expliquer ce qui se passe dans la tête, point n’est besoin de courir le monde, la réponse est là, sous le crâne, à côté de la question. L’énigme procède toujours de la solution, les réponses – il en a toujours été et il en sera toujours ainsi – sont antérieures aux questions. Ne réveille pas tes compagnons, laisse-les se reposer, le chemin du retour promet d’être long et difficile…
Et le vieil homme disparut dans les ténèbres de la grotte, la marmite sous le bras.
Le jour même, les trois amis s’engagèrent sur la route du retour.
La tradition exige, quand on construit un sujet, de raconter l’aller au pas et le retour au galop. Supposons donc que mes trois gaillards, ayant usé chacun une bonne douzaine de paires de semelles, touchent au but, leur bourg natal les accueille : l’enfant de chœur, retroussant son aube, zigzague entre les mares et vient saluer cérémonieusement Ing ; une fille au ventre proéminent, avisant Nig, laisse choir ses seaux dans la boue ; les habitués des Trois Rois se bousculent aux fenêtres et saluent Gni à grands cris ; mais les trois hommes, n’ayant garde de lâcher leur bâton, passent leur chemin, guidés par Nig. Il les conduit vers Ignota.
Les voilà rendus. La cour est déserte, rien que des ornières profondes et toutes fraîches dans la boue, et des branches de sapin, du portail jusqu’au seuil de la demeure. Ils frappent à la porte : rien. Nig pousse la porte qui s’ouvre brusquement. Ils entrent. « Elle est là. » La porte de la chambrette d’Ignota est ouverte elle aussi ; le châlit est garni de paille défraîchie, une odeur d’encens flotte dans l’air, mais il n’y a pas âme qui vive. Nig se découvre, les deux autres l’imitent. Les voyageurs sortent en silence et vont, se guidant sur les branches vertes étalées par terre, vers le cimetière. Personne parmi les croix. De loin, le bruit mou d’une pelle retournant la terre visqueuse. Ils se dirigent vers le bruit. Si des gens ont suivi l’enterrement, ils sont déjà partis. Le fossoyeur est seul à faire sa besogne ; la terre, détrempée, résiste à la pelle.
— Ignota est ici ? demanda Nig.
— Oui. Mais si vous avez besoin d’elle, il faudra revenir plus tard, quand l’éternité sera terminée.
— Non, nous n’avons besoin de rien, sauf d’une réponse à une question.
— Notre métier, c’est d’enterrer les morts, pas de déterrer les questions. Les morts, vous ne l’ignorez pas, ne sont guère causants, vous avez beau leur poser des questions, ils ne desserrent pas les dents. Au fait, je dis des bêtises – le fossoyeur fit un clin d’œil malicieux –, il leur arrive d’ouvrir la bouche, comme s’ils avaient envie de dire un dernier mot, mais on les en empêche, on commence par leur attacher les mâchoires avec une cordelette et après on leur remplit la bouche de terre, ce qui fait que personne n’a jamais entendu la parole des morts. C’est dommage, je serais curieux de savoir…
— Ignorant, marmonna Ing.
— Pourquoi n’y a-t-il pas de croix ? fit Gni.
— On n’en met pas à des comme elle, grommela le fossoyeur avant de reprendre sa pelle.
Tous les trois alors arrangèrent leurs bâtons et les attachèrent de façon à faire une croix. Lorsqu’elle eut étendu ses bras de bois au-dessus de la tombe d’Ignota, Ing parla :
— Oui, le pays des questions ne cesse de grandir et d’accroître ses richesses, le pays des questions est chaque jour plus florissant et plus épanoui, tandis que le pays des réponses est désert, misérable et aride comme ce cimetière. Voilà pourquoi…
— … nous allons boire un coup. Amen, suggéra Gni.
Et les trois terminèrent l’histoire là où elle avait commencé, à l’auberge des Trois Rois. Ouf ! C’est tout.
La respiration de Tev était rauque et oppressée. Ses yeux avaient plongé en arrière, dans la graisse. Le président mit quelque temps à rompre le silence.
— Soit, il se trouvera bien, pour votre histoire aussi, une place dans notre bibliothèque inexistante. – Il plongea les doigts dans le vide noir des rayonnages, comme pour choisir l’endroit où pourrait s’abriter le livre non écrit. – À ce qu’il me semble, votre thème est une sorte de joyeux catafalque : les roues tournent gaiement, les flammes des flambeaux dansent, le catafalque saute, et cahote dans les ornières, bousculant les accessoires funéraires. Il reste que ce n’est jamais qu’un catafalque et que son voyage s’achève au cimetière. Vous pouvez me considérer comme un vieux ronchon, mais vous vous efforcez tous, chers trouveurs d’idées, de précipiter la fin de vos histoires dans une même fosse commune. Ce n’est pas ce qui convient. L’art du dénouement, en littérature, demande plus de subtilité et une plus grande diversité d’images. Il est facile de tomber dans le trou, il est plus difficile d’en sortir, surtout si le trou est profond. Et si nous avons abandonné la plume, ce n’est pas pour la remplacer par une pelle de fossoyeur.
Tev hocha la tête.
— Vous avez peut-être raison. C’est vrai, nous passons plus souvent d’une case blanche sur une noire que l’inverse, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Nos conclusions ne sont pas satisfaisantes parce qu’elles sont… insatisfaisantes. Mais puisqu’on en est là, je suis prêt à démontrer que je suis capable de nager à contre-courant. Ce ne sera pas long : je pousserai l’exposition de mon thème dans la fosse, tout au fond, et je vous demanderai de le regarder remonter, tout là-haut, vers la vie.