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Pos remercia d’un hochement de tête et s’adressa au suivant :

— Tev ?

— Celui dans les poumons de qui s’est installé un des batraciens de l’Achéron, n’aura peut-être pas envie de rire quand il verra le fond de la rivière de la mort. Une chose encore : votre histoire m’a laissé un goût de cuivre sur les lèvres. Passez au suivant.

Mais le suivant, qui était Tud, n’attendit pas d’être appelé. Rapprochant ses genoux de ceux de Pos, il parla avec quelque précipitation :

— Je crois deviner votre, enfin, notre dénouement. Et alors… Un moment… et alors Fabia rapprocha de Septus l’obole qui luisait entre ses lèvres. Septus tendit vers elle sa bouche torturée. D’abord, les lèvres s’unirent, puis les âmes. Tandis que l’obole tombait et allait se perdre dans les eaux noires de l’entre-deux-mondes. La barque partit sans eux. Ces deux-là sont restés entre la mort et la vie, parce que l’amour est précisément… Vous saisissez ? J’aimerais entendre Zez sur ce sujet.

— Je vous dirai, fit celui-ci d’une voix assourdie, qu’au lieu d’imaginer une fin, mieux vaudrait repenser le commencement : j’aurais construit tout ça différemment…

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Peut-être parce que je suis un homme… un homme qui tient solidement l’obole entre ses dents. Mon histoire de samedi prochain rendra mon propos parfaitement clair pour tout le monde.

V I I

Rentré chez moi, je me suis longuement remémoré toutes les péripéties de la soirée avant d’aller me coucher. De temps à autre, m’apparaissait l’image du fauteuil vide et silencieux de Rar. Comment aurait-il résolu, lui, le problème de l’obole des morts ? Et puis, j’ai pensé aux raisons qui l’avaient incité à manquer la réunion. Bizarrement, l’anxiété qui m’avait tourmenté tout au long de la semaine écoulée s’était apaisée. L’éventualité d’un hasard était écartée. De toute évidence, Rar avait rompu avec le cercle. Tant mieux. Mon plan était le suivant : assister encore à une réunion des trouveurs d’idées, m’assurer une nouvelle fois de la décision de Rar et me procurer avec prudence son vrai nom et, dans la mesure du possible, son adresse.

Cette semaine-là, légèrement souffrant, j’ai gardé la chambre. Au-dehors, l’hiver agonisait ; la neige noircissait et mollissait ; des grumeaux sales émergeaient de l’eau croupie des mares ; sur les branches des arbres dénudés, des corbeaux engoncés dans leurs plumes semblaient attendre la putréfaction, des gouttes psalmodiaient leur mélodie sur la tôle des auvents.

À six reprises mon calendrier effeuilla les jours avant que j’y retrouve le mot samedi.

À la tombée du jour, à l’heure habituelle, je me suis donc rendu à la réunion. J’allais lentement, à pas mesurés, tout en me demandant qui et en quels termes je devais questionner au sujet de Rar. En arrivant à l’immeuble où se tenaient nos assemblées, j’ai vu un homme qui dévalait les marches du perron. Sous la pèlerine flottante et le chapeau à larges bords enfoncé sur les yeux, j’ai deviné la silhouette de Tud, j’allais pour le héler, mais je ne savais comment. Lui, entre-temps, avait tourné l’angle de la rue. Perplexe, j’ai gravi les marches et sonné. La porte s’est aussitôt ouverte laissant paraître le visage circonspect de Zez. Comme j’allais entrer, il me barra la route.

— La réunion n’aura pas lieu. Vous êtes au courant pour Rar ?

— Non.

— Mais si, voyons. Un canon de revolver entre les dents… Et demain on le met dans le trou.

Je restai hébété, incapable de proférer une parole. Le visage de Zez se rapprocha :

— Ce n’est pas grave. Il va falloir interrompre nos réunions pour une semaine ou deux, pas plus. Une visite de la police est à craindre. Aucune importance : personne n’a jamais rien pu trouver en perquisitionnant le vide. Vous me paraissez ému ? Allons donc ! Quoi qu’il arrive, l’important est de tenir bien serrée son obole entre les dents. Rien de plus.

Et la porte se referma bruyamment.

J’ai d’abord pensé sonner une nouvelle fois, et puis je me suis ravisé. Rentré chez moi, j’ai mis longtemps à sortir de mon hébétude. J’ai rapproché mon fauteuil de la table et j’ai longuement contemplé la nuit au-dehors, d’un œil hagard et stupide. Au mur, le balancier de la pendule tictaquait en mesure.

Je ne les attendais pas, ils sont venus d’eux-mêmes, les cinq samedis, l’un après l’autre. Je les chassais de ma mémoire, mais ils refusaient de s’en aller. Alors, j’ai tendu la main vers l’encrier et le couvercle a fait son déclic en s’ouvrant. Les samedis ont hoché la tête : bien, bien ; leurs lèvres ont remué et la dictée a commencé. J’avais du mal à suivre l’allure de ma plume, sous son bec se bousculaient les mots qui jaillissaient de cinq bouches. Faméliques et précipités, ils avalaient avidement l’encre et m’entraînaient à bride abattue à travers les lignes. Le vide des rayonnages noirs se mit soudain à grouiller et j’avais toutes les peines du monde à maîtriser les images qui m’assaillaient.

La quatrième nuit touche à son terme. Le stock de mots s’épuise. Ma carrière d’écrivain, commencée de façon pour moi tellement inattendue, mourra à peine née. Sans résurrection possible. Littérairement parlant, je suis manchot, c’est vrai ; je ne maîtrise pas les mots, ce sont eux qui me maîtrisent, ils m’ont loué en tant qu’instrument de vengeance. Maintenant que leur volonté a été exaucée, je peux être jeté aux orties.

Oui, ces feuillets à moitié séchés m’ont beaucoup appris : les mots sont méchants et ils ont la vie dure, et quiconque s’en prend à eux sera tué plus tôt qu’il ne les tuera.

C’est tout, j’arrive au bout. Et je me retrouve sans mots, à jamais. Les extases de quatre nuits m’ont vidé, totalement. Et pourtant, fût-ce fugitivement, fût-ce pour de pauvres instants, j’ai réussi à rompre l’orbite et à sortir du «  moi ».

Voilà, je rends les mots, tous les mots sauf un : la vie.

REVUE DE PRESSE

[…] Pour pouvoir se rendre aux funérailles de sa mère, un homme doit vendre ses livres qui sont sa seule richesse. De retour dans sa chambre aux rayonnages vides et accusateurs, il est accablé par le souvenir des histoires qui l’avaient bercé. Suite à sa trahison, les lettres refusent de lui obéir et de former des mots cohérents sous sa plume. Il s’inscrit alors au Club des tueurs de lettres, dont les récréations consistent à découvrir l’envers de la création.

Cette réflexion sur l’écriture est aussi jouissive que la succession d’histoires qui l’enrobent et l’illustrent. La plus grande fantaisie épouse ici l’exigence absolue et l’on célèbre leurs noces dans un univers soumis à la dictature d’une imagination qui nous transporte de l’Antiquité à nos jours, en passant par le Moyen Âge.

En guise de prélude au mélange de bouffonnerie et de sacerdoce qui imprègne tout l’ouvrage, l’esprit original de Krzyzanowski nous lance à la suite de moines errants égarés entre les chaires d’église et les tréteaux forains.

Il fait la distinction entre les hommes-sujets (« qui distendent un récit en roman ») et les hommes-thèmes (« attachés à une idée, taciturnes et inactifs »). Il propose une nouvelle lecture de la Bible et impose « l’Évangile selon le silence ». Il orchestre la révolte des Rôles qui reprochent aux Acteurs de leur voler la vedette.