Or, ce que le malheureux Stern a voulu objectiver, ramener du fond de son âme à la périphérie, susciter par le jeu et attirer dans le rôle, c’est justement l’autre simulacre de soi, celui du dedans ; un autre reflet a répondu à l’appel : le reflet vitreux, mort, caché sous la surface, le reflet extériorisé. Il n’en veut pas, il cherche à exorciser le fantôme importun, et par là même lui confère une existence objective, en dehors de lui. Ce dont je parle se passe également en dehors des pièces de théâtre, c’est quelque chose qui arrive et qui arrivera encore. Prenez par exemple Ernesto Rossi, il raconte dans ses Mémoires sa visite aux ruines d’Elseneur. Voilà en peu de mots ce que ça donne. Un peu avant d’arriver au château, Rossi descend de sa calèche et se dirige à pied vers les ruines. Dans la pénombre qui s’épaissit, il marche à pas lents vers le château. Il revit l’histoire immortelle du prince de Danemark. À mesure qu’il se rapproche de la silhouette noire du pont-levis, il se met à réciter, d’abord à mi-voix, puis de plus en plus fort, la scène du premier acte où Hamlet apostrophe le spectre de son père. Il se prend au jeu, déclame son texte jusqu’à la réplique du Spectre et, comme toujours en cet endroit, il lève la tête. Et il le voit. Sortant du château, avançant sans bruit, le Spectre s’approche du pont-levis ; la réplique lui appartient. Rossi raconte ensuite qu’il a tourné le dos à son partenaire, a couru à toutes jambes vers sa voiture, y est monté et a ordonné au cocher de rentrer à bride abattue. Ainsi le comédien a fui, en l’occurrence il a fui devant le rôle qui est venu à lui. Mais il aurait pu aussi bien rester sur le pont-levis qui reliait un monde à l’autre. Stern, lui, sera bien obligé de rester, point n’est besoin pour cela de talent, la volonté suffit. Mais relançons plutôt la pièce. Notre personnage nous attend depuis longtemps, je lui ai imposé une pause trop longue. Reprenons…
Stern. – C’est donc ainsi qu’on me verra ? Comme toi ?
Le Rôle. – Oui.
Stern (rêveusement). – Bien. Encore une question : d’où viens-tu ? Et autre chose encore : d’où que tu viennes, il faudra bien que tu repartes. Je refuse le rôle.
Le Rôle (se levant). – Comme tu voudras.
Stern (le rattrape). – Attends. On pourrait te voir, j’en ai peur. Je ne voudrais pas que quelqu’un d’autre que moi… tu comprends.
Le Rôle. – Ne m’intégrez pas trop vite dans l’espace. Disons qu’il n’est pas… obligatoire de me voir. Nous existons, mais ce n’est qu’une convention. Nous verra qui voudra, et qui ne voudra pas… C’est autoritaire et plutôt de mauvais goût d’être obligatoirement réel. Et si chez vous, sur terre, cela n’est pas encore tombé en désuétude…
Stern. – Attends, attends. Mais c’est que je voulais vraiment en voir un autre.
Le Rôle. – Je ne sais pas. On s’est peut-être trompé de feuille de route. Ce sont des choses qui arrivent quand on passe d’un monde à l’autre. En ce moment, il y a une énorme demande de Hamlets… Hamletbourg est quasiment déserté.
Stern. – Je ne saisis pas.
Le Rôle. – C’est pourtant simple. Vous avez déposé la demande aux archives, mais on vous a livré sur le stock courant.
Stern. – Alors, comment débrouiller l’affaire ?
Le Rôle. – Tout simplement. Je vous emmène à Hamletbourg, et une fois sur place, vous cherchez ce qu’il vous faut.
Stern (interloqué). – Mais où est-ce ? Et comment y parvenir ?
Le Rôle – Où, dites-vous ? Au Pays des Rôles. Parfaitement, ça existe. Comment y parvenir ? Ce n’est ni racontable, ni montrable. Je pense que les spectateurs nous pardonneront si nous… si nous faisons ça derrière le rideau baissé.
Rar nous regarda tous sereinement.
— Au fond, c’est le Rôle qui a raison. Avec votre permission, je baisse le rideau. Maintenant poursuivons. Deuxième position. Essayez de voir la perspective fuyante bornée de hautes murailles et surmontée d’arcs gothiques en ogive. Les parois de ce tunnel fantastique sont recouvertes de bas en haut de carrés de papier colorés sur lesquels est écrit, en différents caractères et en différentes langues, un seul et même mot : Hamlet, Hamlet, Hamlet. À l’intérieur, sous les lettres s’étirant en ligne de fuite de ces affiches polyglottes : deux rangs de fauteuils qui vont se perdre au loin. Dans ces fauteuils, des Hamlets enveloppés de manteaux noirs. Chacun d’eux a un livre entre les mains. Tous sont penchés sur le volume ouvert, les visages blêmes sont recueillis, les regards ne se détachent pas des lignes imprimées. Çà et là, bruit une page tournée, et on entend une rumeur, douce et continue :
— Des mots, des mots, des mots.
— Des mots, des mots.
— Des mots.
Je vous invite une nouvelle fois, chers trouveurs d’idées, à scruter cette lignée de fantômes. Sous les bérets noirs des princes mélancoliques, vous reconnaîtrez ceux qui vous ont initiés au problème de Hamlet, qui vous ont menés dans ce long corridor noir et étroit qui traverse l’univers entier. Ainsi, de là où je suis, je peux parfaitement identifier le Hamlet de Salvini, les sourcils froncés sur un texte qu’il est seul à voir. Plus loin, à droite, sous les plis d’une lourde étoffe noire, une silhouette frêle qui ressemble à Sarah Bernhardt ; les doigts fins et faibles ont peine à retenir un épais volume à fermoirs de bronze, mais les yeux s’accrochent aux signes et aux sens dissimulés dans le livre. Plus près de nous, sous la tache rouge d’une affiche, le visage tourmenté et bouffi de Rossi ; la joue molle appuyée sur la main, le coude sur le bois sculpté du fauteuil, les muscles sont tendus, les tempes battantes. Plus loin, au fond du tunnel, je vois les traits délicats, presque féminins de Campbell, les pommettes saillantes et les lèvres serrées de Kean et loin là-bas, à peine visible, tour à tour surgissant et s’effaçant dans un tremblement de reflets et d’ombres, le masque ironique de Richard Burbage, renversé en arrière, un sourire arrogant sur les lèvres, les yeux mi-clos. J’ai peine à distinguer d’ici, c’est loin, mais il me semble qu’il a refermé le livre : lu de la première à la dernière lettre, les pages serrées, celui-ci repose, immobile, sur ses genoux. Je reviens en arrière, certains visages se sont estompés, d’autres se sont détournés. Je reviens d’ailleurs aussi à l’action.
La porte du fond se lève comme un rideau de théâtre, laissant entrer un flot de lumière vive et deux personnages : le Rôle, faisant office de cicérone, suivi de Stern qui jette autour de lui des regards inquiets. Un collant noir gaine ses jambes, les lacets de ses souliers traînent par terre, une veste courte a été hâtivement jetée sur ses épaules. D’un pas lent, très lent, ils passent entre les rangées de Hamlets plongés dans leur lecture.
Le Rôle. – Vous avez de la chance. Nous arrivons juste à la scène qu’il vous faut. Choisissez : de Shakespeare à nos jours.
Stern (il indique quelques fauteuils vides). – Pourquoi ceux-ci ne sont-ils pas occupés ?
Le Rôle. – C’est qu’ils sont destinés aux Hamlets à venir. Ainsi, à supposer que vous m’ayez joué, il se serait trouvé une petite place pour moi, sur le côté, un strapontin, un tabouret. Alors que maintenant, malgré tout le trajet qu’on a fait, d’un monde à l’autre, on en est réduits à rester debout. Écoutez : et si maintenant nous quittions le pays des réalisations pour celui des idées ? Là-bas, il y a autant de places qu’on veut.