– Oui, je le vois.
– Comme il regarde, hein?
– En effet. Que croyez-vous qu’il soit, cet homme?
– Que sais-je, moi… Un espion de monsieur de Crosne, peut-être.
– C’est probable.
– Entre nous soit dit, monsieur le secrétaire, monsieur de Crosne n’est pas un magistrat de la force de monsieur de Sartine. Avez-vous connu monsieur de Sartine?
– Non, monsieur, non!
– Oh! celui-là vous eût dix fois déjà devinés. Il est vrai que vous prenez des précautions…
La sonnette retentit.
– Monsieur l’ambassadeur appelle, dit précipitamment Beausire, que la conversation commençait à gêner.
Et, ouvrant la porte avec force, il repoussa avec les deux battants de cette porte deux associés qui, l’un la plume à l’oreille et l’autre le balai à la main, l’un service de quatrième ordre, l’autre valet de pied, trouvaient la conversation longue et voulaient y participer, ne fût-ce que par le sens de l’ouïe.
Beausire jugea qu’il était suspect, et se promit de redoubler de vigilance.
Il monta donc chez l’ambassadeur, après avoir, dans l’ombre, serré la main de ses deux amis et co-intéressés.
Chapitre 43
Où monsieur Ducorneau ne comprend absolument rien à ce qui se passe
Don Manoël y Souza était moins jaune que de coutume, c’est-à-dire qu’il était plus rouge. Il venait d’avoir avec monsieur le commandeur valet de chambre une explication pénible.
Cette explication n’était pas encore terminée.
Lorsque Beausire arriva, les deux coqs s’arrachaient les dernières plumes.
– Voyons, monsieur de Beausire, dit le commandeur, mettez-nous d’accord.
– En quoi? dit le secrétaire, qui prit des airs d’arbitre, après avoir échangé un coup d’œil avec l’ambassadeur, son allié naturel.
– Vous savez, dit le valet de chambre, que monsieur Bœhmer doit venir aujourd’hui conclure l’affaire du collier.
– Je le sais.
– Et qu’on doit lui compter les cent mille livres.
– Je le sais encore.
– Ces cent mille livres sont la propriété de l’association, n’est-ce pas?
– Qui en doute?
– Ah! monsieur de Beausire me donne raison, fit le commandeur en se retournant vers don Manoël.
– Attendons, attendons, dit le Portugais en faisant un signe de patience avec la main.
– Je ne vous donne raison que sur ce point, dit Beausire, que les cent mille livres sont aux associés.
– Voilà tout; je n’en demande pas davantage.
– Eh bien, alors, la caisse qui les renferme ne doit pas être située dans le seul bureau de l’ambassade qui soit contigu à la chambre de monsieur l’ambassadeur.
– Pourquoi cela? dit Beausire.
– Et monsieur l’ambassadeur, poursuivit le commandeur, doit nous donner à chacun une clef de cette caisse.
– Non pas, dit le Portugais.
– Vos raisons?
– Ah! oui, vos raisons? demanda Beausire.
– On se défie de moi, dit le Portugais en caressant sa barbe fraîche, pourquoi ne me défierais-je pas des autres? Il me semble que si je puis être accusé de voler l’association, je puis suspecter l’association de me vouloir voler. Nous sommes des gens qui se valent.
– D’accord, dit le valet de chambre; mais justement pour cela, nous avons des droits égaux.
– Alors, mon cher monsieur, si vous voulez faire ici de l’égalité, vous eussiez dû décider que nous ferions chacun à notre tour le rôle de l’ambassadeur. C’eût été moins vraisemblable peut-être aux yeux du public, mais les associés eussent été rassurés. C’est tout, n’est-ce pas?
– Et d’abord, interrompit Beausire, monsieur le commandeur, vous n’agissez pas en bon confrère; est-ce que le seigneur don Manoël n’a pas un privilège incontestable, celui de l’invention?
– Ah! oui… dit l’ambassadeur, et monsieur de Beausire le partage avec moi.
– Oh! répliqua le commandeur, quand une fois une affaire est en train, on ne fait plus attention aux privilèges.
– D’accord, mais on continue de faire attention aux procédés, dit Beausire.
– Je ne viens pas seul faire cette réclamation, murmura le commandeur un peu honteux, tous nos camarades pensent comme moi.
– Et ils ont tort, répliqua le Portugais.
– Ils ont tort, dit Beausire.
Le commandeur releva la tête.
– J’ai eu tort moi-même, dit-il dépité, de prendre l’avis de monsieur de Beausire. Le secrétaire ne pouvait manquer de s’entendre avec l’ambassadeur.
– Monsieur le commandeur, répliqua Beausire avec un flegme étonnant, vous êtes un coquin à qui je couperais les oreilles, si vous aviez encore des oreilles; mais on vous les a rognées trop de fois.
– Plaît-il? fit le commandeur en se redressant.
– Nous sommes là très tranquillement dans le cabinet de monsieur l’ambassadeur, et nous pourrions traiter l’affaire en famille. Or, vous venez de m’insulter en disant que je m’entends avec don Manoël.
– Et vous m’avez insulté aussi, dit froidement le Portugais venant en aide à Beausire.
– Il s’agit d’en rendre raison, monsieur le commandeur.
– Oh! je ne suis pas un fier-à-bras, moi, s’écria le valet de chambre.
– Je le vois bien, répliqua Beausire; en conséquence, vous serez rossé, commandeur.
– Au secours! cria celui-ci, déjà saisi par l’amant de mademoiselle Oliva, et presque étranglé par le Portugais.
Mais au moment où les deux chefs allaient se faire justice, la sonnette d’en bas avertit qu’une visite entrait.
– Lâchons-le, dit don Manoël.
– Et qu’il fasse son office, dit Beausire.
– Les camarades sauront cela, répliqua le commandeur en se rajustant.
– Oh! dites, dites-leur ce que vous voudrez; nous savons ce que nous leur répondrons.
– Monsieur Bœhmer! cria d’en bas le suisse.
– Eh! voilà qui finit tout, cher commandeur, dit Beausire en envoyant un léger soufflet sur la nuque de son adversaire.
– Nous n’aurons plus de conteste avec les cent mille livres, puisque les cent mille livres vont disparaître avec monsieur Bœhmer. Çà, faites le beau, monsieur le valet de chambre!
Le commandeur sortit en grommelant, et reprit son air humble pour introduire convenablement le joaillier de la couronne.
Dans l’intervalle de son départ à l’entrée de Bœhmer, Beausire et le Portugais avaient échangé un second coup d’œil tout aussi significatif que le premier.
Bœhmer entra, suivi de Bossange. Tous deux avaient une contenance humble et déconfite, à laquelle les fins observateurs de l’ambassade ne durent pas se tromper.
Tandis qu’ils prenaient les sièges offerts par Beausire, celui-ci continuait son investigation, et guettait l’œil de don Manoël pour entretenir la correspondance.
Manoël gardait son air digne et officiel.
Bœhmer, l’homme aux initiatives, prit la parole dans cette circonstance difficile.
Il expliqua que des raisons politiques d’une haute importance l’empêchaient de donner suite à la négociation commencée.
Manoël se récria.
Beausire fit un hum!
Monsieur Bœhmer s’embarrassa de plus en plus.
Don Manoël lui fit observer que le marché était conclu, que l’argent de l’acompte était prêt.
Bœhmer persista.
L’ambassadeur, toujours par l’entremise de Beausire, répondit que son gouvernement avait ou devait avoir connaissance de la conclusion du marché; que le rompre, c’était exposer Sa Majesté portugaise à un quasi-affront.
Monsieur Bœhmer objecta qu’il avait pesé toutes les conséquences de ces réflexions, mais que revenir à ses premières idées lui était devenu impossible.
Beausire ne se décidait pas à accepter la rupture: il déclara tout net à Bœhmer que se dédire était d’un mauvais négociant, d’un homme sans parole.