Bien plus, il en vit un paraître à la croisée du petit salon.
La sueur le reprit; sueur froide, celle-là est malsaine. Il n’y avait pas à reculer: il s’agissait de passer devant la maison.
Beausire eut ce courage; il passa et regarda la maison.
Quel spectacle!
Une allée gorgée de fantassins de la garde de Paris, au milieu desquels on voyait un commissaire du Châtelet tout en noir.
Ces gens… le rapide coup d’œil de Beausire les vit troublés, effarés, désappointés. On a ou l’on n’a pas l’habitude de lire sur les visages des gens de la police; quand on l’a comme l’avait Beausire, on n’a pas besoin de s’y prendre à deux fois pour deviner que ces messieurs ont manqué leur coup.
Beausire se dit que monsieur de Crosne, prévenu sans doute n’importe comment ou par qui, avait voulu faire prendre Beausire et n’avait trouvé qu’Oliva. Inde irœ.
De là le désappointement. Certes, si Beausire se fût trouvé dans des circonstances ordinaires, s’il n’eût eu cent mille livres dans sa poche, il se fût jeté au milieu des alguazils, en criant comme Nisus: «Me voici! me voici! C’est moi qui ai fait tout!»
Mais l’idée que ces gens-là palperaient les cent mille livres, en feraient des gorges chaudes toute leur vie, l’idée que le coup de main si audacieux et si subtil tenté par lui, Beausire, ne profiterait qu’aux agents du lieutenant de police, cette idée triompha de tous ses scrupules, disons-le, et étouffa tous ses chagrins d’amour.
«Logique… se dit-iclass="underline" je me fais prendre… Je fais prendre les cent mille livres. Je ne sers pas Oliva… Je me ruine… Je lui prouve que je l’aime comme un insensé… Mais je mérite qu’elle me dise: "Vous êtes une brute; il fallait m’aimer moins et me sauver."
«Décidément, jouons des jambes et mettons en sûreté l’argent, qui est la source de tout: liberté, bonheur, philosophie.»
Cela dit, Beausire appuya les billets de caisse sur son cœur et se reprit à courir vers le Luxembourg, car il n’allait plus que par instinct depuis une heure, et cent fois ayant été chercher Oliva au jardin du Luxembourg, il laissait ses jambes le porter là.
Pour un homme aussi entêté de logique, c’était un pauvre raisonnement.
En effet, les archers, qui savent les habitudes des voleurs, comme Beausire savait les habitudes des archers, eussent été naturellement chercher Beausire au Luxembourg.
Mais le ciel ou le diable avait décidé que monsieur de Crosne ne ferait rien avec Beausire cette fois.
À peine l’amant de Nicole tournait-il la rue Saint-Germain-des-Prés, qu’il faillit être renversé par un beau carrosse dont les chevaux couraient fièrement vers la rue Dauphine.
Beausire n’eut que le temps, grâce à cette légèreté parisienne inconnue au reste des Européens, d’esquiver le timon. Il est vrai qu’il n’esquiva pas le juron et le coup de fouet du cocher; mais un propriétaire de cent mille livres ne s’arrête pas aux misères d’un pareil point d’honneur, surtout quand il a les compagnies de l’Étoile et les gardes de Paris à ses trousses.
Beausire se jeta donc de côté; mais en se cambrant, il vit dans ce carrosse Oliva et un fort bel homme qui causaient avec vivacité.
Il jeta un petit cri qui ne fit qu’animer davantage les chevaux. Il eût bien suivi la voiture, mais cette voiture s’en allait rue Dauphine, la seule rue de Paris où Beausire ne voulait point passer en ce moment.
Et puis, quelle apparence que ce fût Oliva qui occupât ce carrosse – fantômes, visions, absurdités -, c’était voir, non pas trouble, mais double, c’était voir Oliva quand même.
Il y avait encore ce raisonnement à se faire, c’est qu’Oliva n’était pas dans ce carrosse, puisque les archers l’arrêtaient chez elle rue Dauphine.
Le pauvre Beausire, aux abois, moralement et physiquement, se jeta dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, gagna le Luxembourg, traversa le quartier déjà désert, et parvint hors barrière à se réfugier dans un petit cabinet dont l’hôtesse avait pour lui toutes sortes d’égards.
Il s’installa dans ce bouge, cacha ses billets sous un carreau de la chambre, appuya sur ce carreau le pied de son lit, et se coucha, suant et pestant, mais entremêlant ses blasphèmes de remerciements à Mercure, ses nausées fiévreuses d’une infusion de vin sucré avec de la cannelle, breuvage tout à fait propre à ranimer la transpiration à la peau et la confiance au cœur.
Il était sûr que la police ne le trouverait plus. Il était sûr que nul ne le dépouillerait de son argent.
Il était sûr que Nicole, fût-elle arrêtée, n’était coupable d’aucun crime, et que le temps se passait des éternelles réclusions sans motif.
Il était sûr enfin que les cent mille livres lui serviraient même à arracher de la prison, si on la retenait, Oliva, sa compagne inséparable.
Restaient les compagnons de l’ambassade; avec eux le compte était plus difficile à régler.
Mais Beausire avait prévu les chicanes. Il les laissait tous en France, et partait pour la Suisse, pays libre et moral, aussitôt que mademoiselle Oliva se serait trouvée libre.
Rien de tout ce que méditait Beausire, en buvant son vin chaud, ne succéda selon ses prévisions: c’était écrit.
L’homme a presque toujours le tort de se figurer qu’il voit les choses quand il ne les voit pas; il a plus tort encore de se figurer qu’il ne les a pas vues quand réellement il les a vues.
Nous allons commenter cette glose au lecteur.
Chapitre 45
Où mademoiselle Oliva commence à se demander ce que l’on veut faire d’elle
Si monsieur Beausire eût bien voulu s’en rapporter à ses yeux qui étaient excellents, au lieu de faire travailler son esprit que tout aveuglait alors, monsieur de Beausire se fût épargné beaucoup de chagrins et de déceptions.
En effet, c’était bien mademoiselle Oliva qu’il avait vue dans le carrosse, aux côtés d’un homme qu’il n’avait pas reconnu en ne le regardant qu’une fois, et qu’il eût reconnu en le regardant deux fois; Oliva, qui le matin avait été comme d’habitude faire sa promenade dans le jardin du Luxembourg, et qui, au lieu de rentrer à deux heures pour dîner, avait rencontré, accosté, questionné cet étrange ami qu’elle s’était fait le jour du bal de l’Opéra.
En effet, au moment où elle payait sa chaise pour revenir, et souriait au cafetier du jardin dont elle était la pratique assidue, Cagliostro, débouchant d’une allée, était accouru vers elle et lui avait pris le bras.
Elle poussa un petit cri.
– Où allez-vous? dit-il.
– Mais, rue Dauphine, chez nous.
– Voilà qui va servir à souhait les gens qui vous y attendent, repartit le seigneur inconnu.
– Des gens… qui m’attendent… comment cela? Mais personne ne m’attend.
– Oh! si fait; une douzaine de visiteurs à peu près.
– Une douzaine de visiteurs! s’écria Oliva en riant; pourquoi pas un régiment tout de suite?
– Ma foi, c’eût été possible d’envoyer un régiment rue Dauphine qu’il y serait.
– Vous m’étonnez!
– Je vous étonnerai bien plus encore si je vous laisse aller rue Dauphine.
– Parce que?
– Parce que vous y serez arrêtée, ma chère.
– Arrêtée, moi?
– Assurément; ces douze messieurs qui vous attendent sont des archers expédiés par monsieur de Crosne.
Oliva frissonna: certaines gens ont toujours peur de certaines choses.
Néanmoins, se raidissant après une inspection de conscience un peu plus approfondie:
– Je n’ai rien fait, dit-elle. Pourquoi m’arrêterait-on?
– Pourquoi arrête-t-on une femme? Pour des intrigues, pour des niaiseries.
– Je n’ai point d’intrigues.
– Vous en avez peut-être bien eu?
– Oh! je ne dis pas.
– Bref, on a tort sans doute de vous arrêter; mais on cherche à vous arrêter, c’est le fait. Allons-nous toujours rue Dauphine?