Jeanne s’interrompit à ces mots.
Elle avait parlé simplement et avec une modération qui avait été remarquée.
– Vous avez sans doute vos preuves en bon ordre, madame, dit l’aînée des deux visiteuses avec douceur, et en fixant un regard profond sur celle qui se disait la descendante des Valois.
– Oh! madame, répondit celle-ci avec un sourire amer, les preuves ne manquent pas. Mon père les avait fait faire, et en mourant me les a laissées toutes, à défaut d’autre héritage; mais à quoi bon les preuves d’une inutile vérité ou d’une vérité que nul ne veut reconnaître?
– Votre père est mort? demanda la plus jeune des deux dames.
– Hélas! oui.
– En province?
– Non, madame.
– À Paris alors?
– Oui.
– Dans cet appartement?
– Non, madame; mon père, baron de Valois, petit-neveu du roi Henri III, est mort de misère et de faim.
– Impossible! s’écrièrent à la fois les deux dames.
– Et non pas ici, continua Jeanne, non pas dans ce pauvre réduit, non pas sur son lit, ce lit fût-il un grabat! Non, mon père est mort côte à côte des plus misérables et des plus souffrants. Mon père est mort à l’Hôtel-Dieu de Paris.
Les deux femmes poussèrent un cri de surprise qui ressemblait à un cri d’effroi.
Jeanne, satisfaite de l’effet qu’elle avait produit par l’art avec lequel elle avait conduit la période et amené son dénouement, Jeanne resta immobile, l’œil baissé, la main inerte.
L’aînée des deux dames l’examinait à la fois avec attention et intelligence, et ne voyant dans cette douleur, si simple et si naturelle à la fois, rien de ce qui caractérise le charlatanisme ou la vulgarité, elle reprit la parole:
– D’après ce que vous me dites, madame, vous avez éprouvé de bien grands malheurs, et la mort de M. votre père, surtout…
– Oh! si je vous racontais ma vie, madame, vous verriez que la mort de mon père ne compte pas au nombre des plus grands.
– Comment, madame, vous regardez comme un moindre malheur la perte d’un père? dit la dame en fronçant le sourcil avec sévérité.
– Oui, madame; et en disant cela, je parle en fille pieuse. Car mon père, en mourant, s’est trouvé délivré de tous les maux qui l’assiégeaient sur cette terre et qui continuent d’assiéger sa malheureuse famille. J’éprouve donc, au milieu de la douleur que me cause sa perte, une certaine joie à songer que mon père est mort, et que le descendant des rois n’en est plus réduit à mendier son pain!
– Mendier son pain!
– Oh! je le dis sans honte, car, dans nos malheurs, il n’y a ni la faute de mon père, ni la mienne.
– Mais Mme votre mère?
– Eh bien! avec la même franchise que je vous disais tout à l’heure que je remerciais Dieu d’avoir appelé à lui mon père, je me plains à Dieu d’avoir laissé vivre ma mère.
Les deux femmes se regardaient, frissonnant presque à ces étranges paroles.
– Serait-ce une indiscrétion, madame, que de vous demander un récit plus détaillé de vos malheurs? fit l’aînée.
– L’indiscrétion, madame, viendrait de moi, qui fatiguerais vos oreilles du récit de douleurs qui ne peuvent que vous être indifférentes.
– J’écoute, madame, répondit majestueusement l’aînée des deux dames, à qui sa compagne adressa à l’instant même un coup d’œil en forme d’avertissement pour l’inviter à s’observer.
En effet, Mme de La Motte avait été frappée elle-même de l’accent impérieux de cette voix, et elle regardait la dame avec étonnement.
– J’écoute donc, reprit celle-ci d’une voix moins accentuée, si vous voulez bien me faire la grâce de parler.
Et, cédant à un mouvement de malaise inspiré par le froid sans doute, celle qui venait de parler avec un frissonnement d’épaules agita son pied qui se glaçait au contact du carreau humide.
La plus jeune alors lui poussa une sorte de tapis de pied qui se trouvait sous son fauteuil à elle, attention que blâma à son tour un regard de sa compagne.
– Gardez ce tapis pour vous, ma sœur, vous êtes plus délicate que moi.
– Pardon, madame, dit la comtesse de La Motte, je suis au plus douloureux regret de sentir le froid qui vous gagne; mais le bois vient d’enchérir de six livres encore, ce qui le porte à soixante-dix livres la voie, et ma provision a fini il y a huit jours.
– Vous disiez, madame, reprit l’aînée des deux visiteuses, que vous étiez malheureuse d’avoir une mère.
– Oui, je conçois, un pareil blasphème demande à être expliqué, n’est-ce pas, madame? dit Jeanne. Voici donc l’explication, puisque vous m’avez dit que vous la désiriez.
L’interlocutrice de la comtesse fit un signe affirmatif de tête.
– J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, madame, que mon père avait fait une mésalliance.
– Oui, en épousant sa concierge.
– Eh bien! Marie Jossel, ma mère, au lieu d’être à jamais fière et reconnaissante de l’honneur qu’on lui faisait, commença par ruiner mon père, ce qui n’était pas difficile au reste, en satisfaisant, aux dépens du peu que possédait son mari, l’avidité de ses exigences. Puis l’ayant réduit à vendre jusqu’à son dernier morceau de terre, elle lui persuada qu’il devait aller à Paris pour revendiquer les droits qu’il tenait de son nom. Mon père fut facile à séduire, peut-être espérait-il dans la justice du roi. Il vint donc, ayant converti en argent le peu qu’il possédait.
«Moi à part, mon père avait encore un fils et une fille. Le fils, malheureux comme moi, végète dans les derniers rangs de l’armée; la fille, ma pauvre sœur, fut abandonnée, la veille du départ de mon père pour Paris, devant la maison d’un fermier, son parrain.
«Ce voyage épuisa le peu d’argent qui nous restait. Mon père se fatigua en demandes inutiles et infructueuses. À peine le voyait-on apparaître à la maison, où, rapportant la misère, il trouvait la misère. En son absence, ma mère, à qui il fallait une victime, s’aigrit contre moi. Elle commença de me reprocher la part que je prenais aux repas. Je préférai peu à peu ne manger que du pain, ou même ne pas manger du tout, à m’asseoir à notre pauvre table; mais les prétextes de châtiment ne manquèrent point à ma mère: à la moindre faute, faute qui quelquefois eût fait sourire une autre mère, la mienne me battait; des voisins, croyant me rendre service, dénoncèrent à mon père les mauvais traitements dont j’étais l’objet. Mon père essaya de me défendre contre ma mère, mais il ne s’aperçut point que, par sa protection, il changeait mon ennemie d’un moment en marâtre éternelle. Hélas! je ne pouvais lui donner un conseil dans mon propre intérêt, j’étais trop jeune, trop enfant. Je ne m’expliquais rien, j’éprouvais les effets sans chercher à deviner les causes. Je connaissais la douleur, voilà tout.
«Mon père tomba malade et fut d’abord forcé de garder la chambre, puis le lit. Alors on me fit sortir de la chambre de mon père, sous prétexte que ma présence le fatiguait et que je ne savais point réprimer ce besoin de mouvement qui est le cri de la jeunesse. Une fois hors de la chambre, j’appartins comme auparavant à ma mère. Elle m’apprit une phrase qu’elle entrecoupa de coups et de meurtrissures; puis, quand je sus par cœur cette phrase humiliante qu’instinctivement je ne voulais pas retenir, quand mes yeux furent rougis jusqu’aux larmes, elle me fit descendre à la porte de la rue, et de la porte, elle me lança sur le premier passant de bonne mine, avec ordre de lui débiter cette phrase, si je ne voulais pas être battue jusqu’à la mort.