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– Oh! affreux! murmura la plus jeune des deux dames.

– Et quelle était cette phrase? demanda l’aînée.

– Cette phrase, la voici, continua Jeanne: «Monsieur, ayez pitié d’une petite orpheline qui descend en ligne droite de Henri de Valois.»

– Oh! fi donc! s’écria l’aînée des deux visiteuses avec un geste de dégoût.

– Et quel effet produisait cette phrase à ceux auxquels elle était adressée? demanda la plus jeune.

– Les uns m’écoutaient et avaient pitié, dit Jeanne. Les autres s’irritaient et me faisaient des menaces. D’autres, enfin, encore plus charitables que les premiers, m’avertirent que je courais un grand danger en prononçant des paroles semblables, qui pouvaient tomber dans des oreilles prévenues. Mais moi, je ne connaissais qu’un danger, celui de désobéir à ma mère. Je n’avais qu’une crainte, celle d’être battue.

– Et qu’arriva-t-il?

– Mon Dieu! madame, ce qu’espérait ma mère; je rapportais un peu d’argent à la maison, et mon père vit reculer de quelques jours cette affreuse perspective qui l’attendait: l’hôpital.

Les traits de l’aînée des deux jeunes femmes se contractèrent, des larmes vinrent aux yeux de la plus jeune.

– Enfin, madame, quelque soulagement qu’il apportât à mon père, ce hideux métier me révolta. Un jour, au lieu de courir après les passants et de les poursuivre de ma phrase accoutumée, je m’assis au pied d’une borne, où je restai une partie de la journée comme anéantie. Le soir, je rentrai les mains vides. Ma mère me battit tant que le lendemain je tombai malade.

«Ce fut alors que mon père, privé de toute ressource, fut forcé de partir pour l’hôtel-Dieu, où il mourut.

– Oh! l’horrible histoire! murmurèrent les deux dames.

– Mais alors que fîtes-vous, votre père mort? demanda la plus jeune des deux visiteuses.

– Dieu eut pitié de moi. Un mois après la mort de mon pauvre père, ma mère partit avec un soldat, son amant, nous abandonnant, mon frère et moi.

– Vous restâtes orphelins!

– Oh! madame, nous, tout au contraire des autres, nous ne fûmes orphelins que tant que nous eûmes une mère. La charité publique nous adopta. Mais comme mendier nous répugnait, nous ne mendiions que dans la mesure de nos besoins. Dieu commande à ses créatures de chercher à vivre.

– Hélas!

– Que vous dirai-je, madame? un jour j’eus le bonheur de rencontrer un carrosse qui montait lentement la côte du faubourg Saint-Marcel; quatre laquais étaient derrière; dedans, une femme belle et jeune encore; je lui tendis la main: elle me questionna; ma réponse et mon nom la frappèrent de surprise, puis d’incrédulité. Je donnai adresse et renseignements. Dès le lendemain, elle savait que je n’avais pas menti; elle nous adopta, mon frère et moi, plaça mon frère dans un régiment, et me plaça dans une maison de couture. Nous étions sauvés tous deux de la faim.

– Cette dame, n’est-ce pas Mme Boulainvilliers?

– Elle-même.

– Elle est morte, je crois?

– Oui, et sa mort m’a replongée dans l’abîme.

– Mais son mari vit encore; il est riche.

– Son mari, madame, c’est à lui que je dois tous mes malheurs de jeune fille, comme c’est à ma mère que je dois tous mes malheurs d’enfant. J’avais grandi, j’avais embelli peut-être; il s’en aperçut; il voulut mettre un prix à ses bienfaits: je refusai. Ce fut sur ces entrefaites que Mme de Boulainvilliers mourut, et moi, moi qu’elle avait mariée à un brave et loyal militaire, M. de La Motte, je me trouvai, séparée que j’étais de mon mari, plus abandonnée après sa mort que je ne l’avais été après la mort de mon père.

«Voilà mon histoire, madame. J’ai abrégé: les souffrances sont toujours des longueurs qu’il faut épargner aux gens heureux, fussent-ils bienfaisants, comme vous paraissez l’être, mesdames.

Un long silence succéda à cette dernière période de l’histoire de Mme de La Motte.

L’aînée des deux dames le rompit la première.

– Et votre mari, que fait-il? demanda-t-elle.

– Mon mari est en garnison à Bar-sur-Aube, madame; il sert dans la gendarmerie, et, de son côté, attend des temps meilleurs.

– Mais vous avez sollicité auprès de la cour?

– Sans doute!

– Le nom des Valois, justifié par des titres, a dû éveiller des sympathies?

– Je ne sais pas, madame, quels sont les sentiments que mon nom a pu éveiller, car à aucune de mes demandes je n’ai reçu de réponse.

– Cependant, vous avez vu les ministres, le roi, la reine.

– Personne. Partout, tentatives vaines, répliqua Mme de La Motte.

– Vous ne pouvez mendier, pourtant!

– Non, madame, j’en ai perdu l’habitude. Mais…

– Mais quoi?

– Mais je puis mourir de faim comme mon père.

– Vous n’avez point d’enfant?

– Non, madame, et mon mari, en se faisant tuer pour le service du roi, trouvera de son côté au moins une fin glorieuse à nos misères.

– Pouvez-vous, madame, je regrette d’insister sur ce sujet, pouvez-vous fournir les preuves justificatives de votre généalogie?

Jeanne se leva, fouilla dans un meuble, et en tira quelques papiers qu’elle présenta à la dame.

Mais comme elle voulait profiter du moment où cette dame, pour les examiner, s’approcherait de la lumière et découvrirait entièrement ses traits, Jeanne laissa deviner sa manœuvre par le soin qu’elle mit à lever la mèche de la lampe afin de doubler la clarté.

Alors la dame de charité, comme si la lumière blessait ses yeux, tourna le dos à la lampe et, par conséquent à Mme de La Motte.

Ce fut dans cette position qu’elle lut attentivement et compulsa chaque pièce l’une après l’autre.

– Mais, dit-elle, ce sont là des copies d’actes, madame, et je ne vois aucune pièce authentique.

– Les minutes, madame, répondit Jeanne, sont déposées en lieu sûr, et je les produirais…

– Si une occasion importante se présentait, n’est-ce pas? dit en souriant la dame.

– C’est sans doute, madame, une occasion importante que celle qui me procure l’honneur de vous voir; mais les documents dont vous parlez sont tellement précieux pour moi que…

– Je comprends. Vous ne pouvez les livrer au premier venu.

– Oh! madame, s’écria la comtesse qui venait enfin d’entrevoir le visage plein de dignité de la protectrice; oh! madame, il me semble que, pour moi, vous n’êtes pas la première venue.

Et aussitôt, ouvrant avec rapidité un autre meuble dans lequel jouait un tiroir secret, elle en tira les originaux des pièces justificatives, soigneusement enfermées dans un vieux portefeuille armorié au blason de Valois.

La dame les prit, et après un examen plein d’intelligence et d’attention:

– Vous avez raison, dit la dame de charité, ces titres sont parfaitement en règle; je vous engage à ne pas manquer de les fournir à qui de droit.

– Et qu’en obtiendrais-je à votre avis, madame?

– Mais sans nul doute une pension pour vous, un avancement pour M. de La Motte, pour peu que ce gentilhomme se recommande par lui-même.

– Mon mari est le modèle de l’honneur, madame, et jamais il n’a manqué aux devoirs du service militaire.

– Il suffit, madame, dit la dame de charité en abattant tout à fait la calèche sur son visage.

Mme de La Motte suivait avec anxiété chacun de ses mouvements.

Elle la vit fouiller dans sa poche, dont elle tira d’abord le mouchoir brodé qui lui avait servi à cacher son visage quand elle glissait en traîneau le long des boulevards.

Puis au mouchoir succéda un petit rouleau d’un pouce de diamètre et de trois à quatre pouces de longueur.

La dame de charité déposa le rouleau sur le chiffonnier en disant:

– Le bureau des Bonnes-Œuvres m’autorise, madame, à vous offrir ce léger secours, en attendant mieux.

Mme de La Motte jeta un rapide coup d’œil sur le rouleau.