Le duc de Richelieu saisit la main du vieux serviteur en s’écriant:
– Je vous demande pardon, monsieur, vous êtes le roi des maîtres d’hôtel!
– Et vous me chassiez! répondit celui-ci avec un mouvement intraduisible de tête et d’épaules.
– Moi, je vous paie cette bouteille cent pistoles.
– Et cent pistoles que coûteront à Monsieur le maréchal les frais du voyage, cela fera deux cents pistoles. Mais monseigneur avouera que c’est pour rien.
– J’avouerai tout ce qu’il vous plaira, monsieur; en attendant, à partir d’aujourd’hui, je double vos honoraires.
– Mais, monseigneur, il ne fallait rien pour cela.
– Et quand donc arrivera votre courrier de cent pistoles?
– Monseigneur jugera si j’ai perdu mon temps: quel jour Monseigneur a-t il commandé le dîner?
– Mais voici trois jours, je crois.
– Il faut à un courrier qui court à franc étrier vingt-quatre heures pour aller, vingt-quatre pour revenir.
– Il vous restait vingt-quatre heures: prince des maîtres d’hôtel, qu’en avez-vous fait, de ces vingt-quatre heures?
– Hélas, monseigneur, je les ai perdues. L’idée ne m’est venue que le lendemain du jour où vous m’aviez donné la liste de vos convives. Maintenant, calculons le temps qu’entraînera la négociation, et vous verrez, monseigneur, qu’en ne vous demandant que jusqu’à cinq heures, je ne vous demande que le temps strictement nécessaire.
– Comment! la bouteille n’est pas encore ici?
– Non, monseigneur.
– Bon Dieu! monsieur, et si votre collègue de Saverne allait être aussi dévoué à M. le prince de Rohan que vous l’êtes à moi-même?
– Eh bien! monseigneur?
– S’il allait refuser la bouteille, comme vous l’eussiez refusée vous-même?
– Moi, monseigneur?
– Oui, vous ne donneriez pas une pareille bouteille, je suppose, si elle se trouvait dans ma cave?
– J’en demande bien humblement pardon à monseigneur: si un confrère ayant un roi à traiter me venait demander votre meilleure bouteille de vin, je la lui donnerais à l’instant.
– Oh! oh! fit le maréchal avec une légère grimace.
– C’est en aidant que l’on est aidé, monseigneur.
– Alors, me voilà à peu près rassuré, dit le maréchal avec un soupir; mais nous avons encore une mauvaise chance.
– Laquelle, monseigneur?
– Si la bouteille se casse?
– Oh! monseigneur, il n’y a pas d’exemple qu’un homme ait jamais cassé une bouteille de vin de deux mille livres.
– J’avais tort, n’en parlons plus; maintenant, votre courrier arrivera à quelle heure?
– À quatre heures très précises.
– Alors, qui nous empêche de dîner à quatre heures? reprit le maréchal, entêté comme une mule de Castille.
– Monseigneur, il faut une heure à mon vin pour le reposer, et encore grâce à un procédé dont je suis l’inventeur; sans cela, il me faudrait trois jours.
Battu cette fois encore, le maréchal fit en signe de défaite un salut à son maître d’hôtel.
– D’ailleurs, continua celui-ci, les convives de monseigneur, sachant qu’ils auront l’honneur de dîner avec M. le comte de Haga, n’arriveront qu’à quatre heures et demie.
– En voici bien d’une autre!
– Sans doute, monseigneur; les convives de monseigneur sont, n’est-ce pas, M. le comte de Launay, Mme la comtesse du Barry, M. de La Pérouse, M. de Favras, M. de Condorcet, M. de Cagliostro et M. de Taverney?
– Eh bien?
– Eh bien! monseigneur, procédons par ordre: M. de Launay vient de la Bastille; de Paris, par la glace qu’il y a sur les routes, trois heures.
– Oui, mais il partira aussitôt le dîner des prisonniers, c’est-à-dire à midi; je connais cela, moi.
– Pardon, monseigneur; mais depuis que monseigneur a été à la Bastille, l’heure du dîner est changée, la Bastille dîne à une heure.
– Monsieur, on apprend tous les jours, et je vous remercie. Continuez.
– Mme du Barry vient de Luciennes, une descente perpétuelle, par le verglas.
– Oh! cela ne l’empêchera pas d’être exacte. Depuis qu’elle n’est plus la favorite que d’un duc, elle ne fait plus la reine qu’avec les barons. Mais comprenez cela à votre tour, monsieur: je voulais dîner de bonne heure à cause de M. de La Pérouse qui part ce soir et qui ne voudra point s’attarder.
– Monseigneur, M. de La Pérouse est chez le roi; il cause géographie, cosmographie, avec Sa Majesté. Le roi ne lâchera donc pas de sitôt M. de La Pérouse.
– C’est possible…
– C’est sûr, monseigneur. Il en sera de même de M. de Favras, qui est chez M. le comte de Provence, et qui y cause sans doute de la pièce de M. Caron de Beaumarchais.
– Du Mariage de Figaro?
– Oui, monseigneur.
– Savez-vous que vous êtes tout à fait lettré, monsieur?
– Dans mes moments perdus, je lis, monseigneur.
– Nous avons M. de Condorcet qui, en sa qualité de géomètre, pourra bien se piquer de ponctualité.
– Oui; mais il s’enfoncera dans un calcul, et quand il en sortira, il se trouvera d’une demi-heure en retard. Quant au comte de Cagliostro, comme ce seigneur est étranger et habite depuis peu de temps Paris, il est probable qu’il ne connaît pas encore parfaitement la vie de Versailles et qu’il se fera attendre.
– Allons, dit le maréchal, vous avez, moins Taverney, nommé tous mes convives, et cela dans un ordre d’énumération digne d’Homère et de mon pauvre Rafté.
Le maître d’hôtel s’inclina.
– Je n’ai point parlé de M. de Taverney, dit-il, parce que M. de Taverney est un ancien ami qui se conformera aux usages. Je crois, monseigneur, que voilà bien les huit couverts de ce soir, n’est-ce pas?
– Parfaitement. Où nous faites-vous dîner, monsieur?
– Dans la grande salle à manger, monseigneur.
– Nous y gèlerons.
– Elle chauffe depuis trois jours, monseigneur, et j’ai réglé l’atmosphère à dix-huit degrés.
– Fort bien! mais voilà la demie qui sonne.
Le maréchal jeta un coup d’œil sur la pendule.
– C’est quatre heures et demie, monsieur.
– Oui, monseigneur, et voilà un cheval qui entre dans la cour; c’est ma bouteille de vin de Tokay.
– Puissé-je être servi vingt ans encore de la sorte, dit le vieux maréchal en retournant à son miroir, tandis que le maître d’hôtel courait à son office.
– Vingt ans! dit une voix rieuse qui interrompit le duc juste au premier coup d’œil sur sa glace, vingt ans: mon cher maréchal, je vous les souhaite; mais alors j’en aurai soixante, duc, et je serai bien vieille.
– Vous, comtesse! s’écria le maréchal; vous la première! Mon Dieu! que vous êtes toujours belle et fraîche!
– Dites que je suis gelée, duc.
– Passez, je vous prie, dans le boudoir.
– Oh! un tête-à-tête, maréchal?
– À trois, répondit une voix cassée.
– Taverney! s’écria le maréchal. La peste du trouble-fête! dit-il à l’oreille de la comtesse.
– Fat! murmura Mme du Barry, avec un grand éclat de rire.
Et tous trois passèrent dans la pièce voisine.
II – La Pérouse
Au même instant le roulement sourd de plusieurs voitures sur les pavés ouatés de neige avertit le maréchal de l’arrivée de ses hôtes et, bientôt après, grâce à l’exactitude du maître d’hôtel, neuf convives prenaient place autour de la table ovale de la salle à manger; neuf laquais, silencieux comme des ombres, agiles sans précipitation, prévenants sans importunité, glissant sur les tapis, passaient entre les convives sans jamais effleurer leurs bras, sans heurter jamais leurs fauteuils, fauteuils ensevelis dans une moisson de fourrures, où plongeaient jusqu’aux jarrets les jambes des convives.