– L’ambition, c’est la voix du sang. Si vous n’avez que cela contre elle, le roi peut bien l’admettre à donner témoignage.
– Je ne sais, répliqua Louis XVI, mais j’ai des pressentiments, moi, des instincts; je sens que cette femme sera pour un malheur, pour un désagrément dans ma vie… c’est bien assez.
– Oh! sire, de la superstition! Cours la chercher, dit la reine à la princesse de Lamballe.
Cinq minutes après, Jeanne, toute modeste, toute honteuse, mais distinguée dans son attitude comme dans sa mise, pénétrait pas à pas dans le cabinet du roi.
Louis XVI, inexpugnable dans son antipathie, avait tourné le dos à la porte. Les deux coudes sur son bureau, la tête dans ses mains, il semblait être un étranger au milieu des assistants.
Le comte de Provence dardait sur Jeanne des regards tellement gênants par leur inquisition, que si la modestie de Jeanne eût été réelle, cette femme eût été paralysée, pas un mot ne fût sorti de sa bouche.
Mais il fallait bien autre chose pour troubler la cervelle de Jeanne.
Ni roi, ni empereur avec leurs sceptres, ni pape avec sa tiare, ni puissances célestes, ni puissances des ténèbres n’eussent agi sur cet esprit de fer, avec la crainte ou la vénération.
– Madame, lui dit la reine, en la menant derrière le roi, veuillez dire, je vous prie, ce que vous avez fait le jour de ma visite chez M. Mesmer; veuillez le dire de point en point.
Jeanne se tut.
– Pas de réticences, pas de ménagements. Rien que la vérité, la forme de votre idée vous apparaissant en relief, telle qu’elle est dans votre mémoire.
Et la reine s’assit dans un fauteuil, pour ne pas influencer le témoin par son regard.
Quel rôle pour Jeanne! pour elle dont la perspicacité avait deviné que sa souveraine avait besoin d’elle, pour elle qui sentait que Marie-Antoinette était soupçonnée à faux et qu’on pouvait la justifier sans s’écarter du vrai!
Tout autre eût cédé, ayant cette conviction, au plaisir d’innocenter la reine par l’exagération des preuves.
Jeanne était une nature si déliée, si fine, si forte, qu’elle se renferma dans la pure expression du fait.
– Sire, dit-elle, j’étais allée chez M. Mesmer par curiosité, comme tout Paris y va. Le spectacle m’a paru un peu grossier. Je m’en retournais, quand soudain, sur le seuil de la porte d’entrée, j’aperçus Sa Majesté, que j’avais eu l’honneur de voir l’avant-veille sans la connaître. Sa Majesté dont la générosité m’avait révélé le rang. Quand je vis ses traits augustes, qui jamais ne s’effaceront de ma mémoire, il me sembla que la présence de Sa Majesté la reine était peut-être déplacée en cet endroit, où beaucoup de souffrances et de guérisons ridicules s’étalaient en spectacle. Je demande humblement pardon à Sa Majesté d’avoir osé penser si librement sur sa conduite, mais ce fut un éclair, un instinct de femme; j’en demande pardon à genoux, si j’ai outrepassé la ligne de respect que je dois aux moindres mouvements de Sa Majesté.
Elle s’arrêta là, feignant l’émotion, baissant la tête, arrivant, par un art inouï, à la suffocation qui précède les larmes.
M. de Crosne y fut pris. Mme de Lamballe se sentit entraînée vers le cœur de cette femme, qui paraissait être à la fois délicate, timide, spirituelle et bonne.
M. de Provence fut étourdi.
La reine remercia Jeanne par un regard, que le regard de celle-ci sollicitait ou plutôt guettait sournoisement.
– Eh bien! dit la reine, vous avez entendu, sire?
Le roi ne remua pas.
– Je n’avais pas besoin, dit-il, du témoignage de madame.
– On m’a dit de parler, objecta timidement Jeanne, et j’ai dû obéir.
– Assez! dit brutalement Louis XVI; quand la reine dit une chose, elle n’a pas besoin de témoins pour contrôler son dire. Quand la reine a mon approbation, elle n’a rien à chercher auprès de personne; et elle a mon approbation.
Il se leva en achevant ces mots, qui écrasèrent M. de Provence.
La reine ne se fit point faute d’y ajouter un sourire dédaigneux.
Le roi tourna le dos à son frère, vint baiser la main de Marie-Antoinette et de la princesse de Lamballe.
Il congédia cette dernière en lui demandant pardon de l’avoir dérangée pour rien, ajouta-t-il.
Il n’adressa ni un mot, ni un regard à Mme de La Motte; mais comme il était forcé de passer devant elle pour regagner son fauteuil, et qu’il craignait d’offenser la reine en manquant de politesse en sa présence pour une femme qu’elle recevait, il se contraignit à faire à Jeanne un petit salut auquel elle répondit sans précipitation par une profonde révérence, capable de faire valoir toute sa bonne grâce.
Mme de Lamballe sortit du cabinet la première, puis Mme de La Motte, que la reine poussait devant elle; enfin la reine, qui échangea un dernier regard presque caressant avec le roi.
Et puis on entendit dans le corridor les trois voix de femmes qui s’éloignaient en chuchotant.
– Mon frère, dit alors Louis XVI au comte de Provence, je ne vous retiens plus. J’ai le travail de la semaine à terminer avec M. le lieutenant de police. Je vous remercie d’avoir accordé votre attention à cette pleine, entière et éclatante justification de votre sœur. Il est aisé de voir que vous en êtes aussi réjoui que moi, et ce n’est pas peu dire. À nous deux, monsieur de Crosne. Asseyez-vous là, je vous prie.
Le comte de Provence salua, toujours souriant, et sortit du cabinet, quand il n’entendit plus les dames, et qu’il se jugea hors de portée d’un malicieux regard ou d’un mot amer.
Chapitre 37
Chez la reine
La reine, sortie du cabinet de Louis XVI, sonda toute la profondeur du danger qu’elle avait couru.
Elle sut apprécier ce que Jeanne avait mis de délicatesse et de réserve dans sa déposition improvisée, comme aussi le tact vraiment remarquable avec lequel, après le succès, elle restait dans l’ombre.
En effet, Jeanne, qui venait, par un bonheur inouï, d’être initiée du premier coup à ces secrets d’intimité que les courtisans les plus habiles chassent dix ans sans les atteindre, et partant sûre désormais d’être pour beaucoup dans une journée importante de la reine, n’en prenait pas avantage par un de ces riens que la susceptibilité orgueilleuse des grands sait deviner sur le visage des inférieurs.
Aussi la reine, au lieu d’accepter la proposition que lui fit Jeanne de lui présenter ses respects et de partir, la retint-elle par un sourire aimable en disant:
– Il est vraiment heureux, comtesse, que vous m’ayez empêchée d’entrer chez Mesmer avec la princesse de Lamballe; car, voyez la noirceur: on m’a vue, soit à la porte, soit à l’antichambre, et l’on a pris texte de là pour dire que j’avais été dans ce qu’ils appellent la salle aux crises. N’est-ce pas cela?
– La salle aux crises, oui, madame.
– Mais, dit la princesse de Lamballe, comment se fait-il que, si les assistants ont su que la reine était là, les agents de M. de Crosne s’y soient trompés? Là est le mystère, selon moi; les agents du lieutenant de police affirment en effet que la reine a été dans la salle aux crises.
– C’est vrai, dit la reine pensive. Et il n’y a nul intérêt de la part de M. de Crosne, qui est un honnête homme et qui m’aime; mais des agents peuvent avoir été soudoyés, chère Lamballe. J’ai des ennemis, vous le voyez. Il faut que ce bruit ait reposé sur quelque chose. Dites-nous donc le détail, madame la comtesse. D’abord, l’infâme brochure me représente enivrée, fascinée, magnétisée de telle sorte que j’aurais perdu toute dignité de femme. Qu’y a-t-il de vraisemblable là-dedans? Y a-t-il eu, ce jour-là, une femme?…
Jeanne rougit. Le secret se présentait encore à elle, le secret dont un seul mot pouvait détruire sa funeste influence sur la destinée de la reine.