Ce secret, Jeanne, en le révélant, perdait l’occasion d’être utile, indispensable même à Sa Majesté. Cette situation ruinait son avenir; elle se tint réservée comme la première fois.
– Madame, dit-elle, il y avait, en effet, une femme très agitée qui s’est beaucoup affichée par ses contorsions et son délire. Mais il me semble…
– Il vous semble, dit vivement la reine, que cette femme était quelque femme de théâtre, ou ce qu’on appelle une fille du monde, et non pas la reine de France, n’est-ce pas?
– Certes, non, madame.
– Comtesse, vous avez très bien répondu au roi; et maintenant, c’est à moi de parler pour vous. Voyons, où en êtes-vous de vos affaires? À quel moment comptez-vous faire reconnaître vos droits? Mais n’y a-t-il pas quelqu’un, princesse?…
Mme de Misery entra.
– Votre Majesté veut-elle recevoir Mlle de Taverney? demanda la femme de chambre.
– Elle! assurément. Oh! la cérémonieuse! jamais elle ne manquerait à l’étiquette. Andrée! Andrée! venez donc.
– Votre Majesté est trop bonne pour moi, dit celle-ci en saluant avec grâce.
Et elle aperçut Jeanne qui, reconnaissant la seconde dame allemande du bureau de secours, venait d’appeler à son aide une rougeur et une modestie de commande.
La princesse de Lamballe profita du renfort survenu à la reine pour retourner à Sceaux, chez le duc de Penthièvre.
Andrée prit place à côté de Marie-Antoinette, ses yeux calmes et scrutateurs fixés sur Mme de La Motte.
– Eh bien! Andrée, dit la reine, voilà cette dame que nous allâmes voir le dernier jour de la gelée.
– J’ai reconnu madame, répliqua Andrée en s’inclinant.
Jeanne, déjà orgueilleuse, se hâta de chercher sur les traits d’Andrée un symptôme de jalousie. Elle ne vit rien qu’une parfaite indifférence.
Andrée, avec les mêmes passions que la reine, Andrée, femme et supérieure à toutes les femmes en bonté, en esprit, en générosité, si elle eût été heureuse, Andrée se renfermait dans son impénétrable dissimulation que toute la cour prenait pour la fière pudeur de Diane virginale.
– Savez-vous, lui dit la reine, ce qu’on a dit sur moi au roi?
– On a dû dire tout ce qu’il a de plus mauvais, répliqua Andrée, précisément parce qu’on ne saurait dire assez ce qu’il y a de bon.
– Voilà, dit Jeanne simplement, la plus belle phrase que j’aie entendue. Je la dis belle, parce qu’elle rend, sans en rien ôter, le sentiment qui est celui de toute ma vie, et que mon faible esprit n’aurait jamais su formuler ces paroles.
– Je vous conterai cela, Andrée.
– Oh! je le sais, dit celle-ci; M. le comte de Provence l’a raconté tout à l’heure; une amie à moi l’a entendu.
– C’est un heureux moyen, dit la reine avec colère, de propager le mensonge après avoir rendu hommage à la vérité. Laissons cela. J’en étais avec la comtesse à l’exposé de sa situation. Qui vous protège, comtesse?
– Vous, madame, dit hardiment Jeanne; vous qui me permettez de venir vous baiser la main.
– Elle a du cœur, dit Marie-Antoinette à Andrée, et j’aime ses élans.
Andrée ne répondit rien.
– Madame, continua Jeanne, peu de personnes m’ont osé protéger quand j’étais dans la gêne et dans l’obscurité; mais à présent qu’on m’aura vue une fois à Versailles, tout le monde va se disputer le droit d’être agréable à la reine, je veux dire à une personne que Sa Majesté a daigné honorer d’un regard.
– Eh quoi! dit la reine en s’asseyant, nul n’a été assez brave ou assez corrompu pour vous protéger pour vous-même?
– J’ai eu d’abord Mme de Boulainvilliers, répondit Jeanne, une femme brave; puis M. de Boulainvilliers, un protecteur corrompu… Mais depuis mon mariage, personne, oh! personne! dit-elle avec une syncope des plus habiles. Oh! pardon, j’oubliais un galant homme, prince généreux…
– Un prince! comtesse; qui donc?
– M. le cardinal de Rohan.
La reine fit un mouvement brusque vers Jeanne.
– Mon ennemi! dit-elle en souriant.
– Ennemi de Votre Majesté, lui! le cardinal! s’écria Jeanne. Oh! madame.
– On dirait que cela vous étonne, comtesse, qu’une reine ait un ennemi. Comme on voit que vous n’avez pas vécu à la cour!
– Mais, madame, le cardinal est en adoration devant Votre Majesté, du moins je croyais le savoir; et, si je ne me suis pas trompée, son respect pour l’auguste épouse du roi égale son dévouement.
– Oh! je vous crois, comtesse, reprit Marie-Antoinette en se livrant à sa gaieté habituelle, je vous crois en partie. Oui, c’est cela, le cardinal est en adoration.
Et elle se tourna, en disant ces mots, vers Andrée de Taverney avec un franc éclat de rire.
– Eh bien! comtesse, oui, M. le cardinal est en adoration. Voilà pourquoi il est mon ennemi.
Jeanne de La Motte affecta la surprise d’une provinciale.
– Ah! vous êtes la protégée de M. le prince archevêque Louis de Rohan, continua la reine. Contez-nous donc cela, comtesse.
– C’est bien simple, madame. Son Excellence, par les procédés les plus magnanimes, les plus délicats, la générosité la plus ingénieuse, m’a secourue.
– Très bien. Le prince Louis est prodigue, on ne peut lui refuser cela. Est-ce que vous ne pensez pas, Andrée, que M. le cardinal pourra bien ressentir aussi quelque adoration pour cette jolie comtesse? Hein! comtesse, voyons, dites-nous!
Et Marie-Antoinette recommença ses joyeux éclats de rire francs et heureux, que Mlle de Taverney, toujours sérieuse, n’encourageait cependant pas.
«Il n’est pas possible que toute cette gaieté bruyante ne soit pas une gaieté factice, pensa Jeanne. Voyons.»
– Madame, dit-elle d’un air grave et avec un accent pénétré, j’ai l’honneur d’affirmer à Votre Majesté que M. de Rohan…
– C’est bien, c’est bien, fit la reine en interrompant la comtesse. Puisque vous êtes si zélée pour lui… puisque vous êtes son amie…
– Oh! madame, dit Jeanne avec une délicieuse expression de pudeur et de respect.
– Bien, chère petite; bien, reprit la reine avec un doux sourire; mais demandez-lui donc un peu ce qu’il a fait des cheveux qu’il m’a fait voler par un certain coiffeur, à qui cette facétie à coûté cher, car je l’ai chassé.
– Votre Majesté me surprend, dit Jeanne. Quoi! M. de Rohan aurait fait cela?
– Eh! oui… l’adoration, toujours l’adoration. Après m’avoir exécrée à Vienne, après avoir tout employé, tout essayé pour rompre le mariage projeté entre le roi et moi, il s’est un jour aperçu que j’étais femme et que j’étais sa reine; qu’il avait, lui, grand diplomate, fait une école; qu’il aurait toujours maille à partir avec moi. Il a eu peur alors pour son avenir, ce cher prince. Il a fait comme tous les gens de sa profession, qui caressent le plus ceux dont ils ont le plus peur; et, comme il me savait jeune, comme il me croyait sotte et vaine, il a tourné au Céladon! Après les soupirs, les airs de langueur, il s’est jeté, comme vous dites, dans l’adoration. Il m’adore, n’est ce pas, Andrée?
– Madame! fit celle-ci en s’inclinant.
– Oui… Andrée aussi ne veut pas se compromettre; mais moi, je me risque; il faut au moins que la royauté soit bonne à quelque chose. Comtesse, je sais, et vous savez que le cardinal m’adore. C’est chose convenue; dites-lui que je ne lui en veux pas.
Ces mots, qui contenaient une ironie amère, touchèrent profondément le cœur gangrené de Jeanne de La Motte.
Si elle eût été noble, pure et loyale, elle n’y eût vu que ce suprême dédain de la femme au cœur sublime, que le mépris complet d’une âme supérieure pour les intrigues subalternes qui s’agitent au-dessous d’elle. Ce genre de femmes, ces anges si rares ne défendent jamais leur réputation contre les embûches qui leur sont dressées sur la terre.