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– Ah! s’écria la reine tout enivrée de joie, oui, sire.

Elle se jeta dans ses bras; puis, tout à coup rouge et confuse de se voir regardée, elle cacha son visage dans la poitrine du roi, qui baisait tendrement ses beaux cheveux.

– Eh bien! dit le comte d’Artois hébété de surprise et de joie tout ensemble, j’achèterai des lunettes; mais, vive Dieu! je ne donnerais pas cette scène pour un million; n’est-ce pas, messieurs?

Philippe était adossé au lambris, pâle comme la mort. Charny, froid et impassible, venait d’essuyer son front couvert de sueur.

_ Voilà pourquoi, messieurs, dit le roi appuyant avec bonheur sur l’effet qu’il avait produit, voilà pourquoi il est impossible que la reine ait été cette nuit-là au bal de l’Opéra. Croyez-le si bon vous semble; la reine, j’en suis sûr, se contente d’être crue par moi.

– Eh bien! ajouta le comte d’Artois, monsieur de Provence en pensera ce qu’il voudra, mais je défie sa femme de prouver de la même façon un alibi, le jour où on l’accusera d’avoir passé la nuit dehors.

– Mon frère!

– Sire, je vous baise les mains.

– Charles, je pars avec vous, dit le roi, après un dernier baiser donné à la reine.

Philippe n’avait pas remué.

– Monsieur de Taverney, fit la reine sévèrement, est-ce que vous n’accompagnez pas monsieur le comte d’Artois?

Philippe se redressa soudain. Le sang afflua à ses tempes et à ses yeux. Il faillit s’évanouir. À peine eut-il la force de saluer, de regarder Andrée, de jeter un regard terrible à Charny, et de refouler l’expression de sa douleur insensée.

Il sortit.

La reine garda près d’elle Andrée et monsieur de Charny.

Cette situation d’Andrée, placée entre son frère et la reine, entre son amitié et sa jalousie, nous n’aurions pu l’esquisser sans ralentir la marche de la scène dramatique dans laquelle le roi arriva comme un heureux dénouement.

Cependant, rien ne méritait plus notre attention que cette souffrance de la jeune fille: elle sentait que Philippe eût donné sa vie pour empêcher le tête-à-tête de la reine et de Charny, et elle s’avouait qu’elle-même eût senti son cœur se briser si, pour suivre et consoler Philippe comme elle devait le faire, elle eût laissé Charny seul librement avec madame de La Motte et la reine, c’est-à-dire plus librement que seul. Elle le devinait à l’air à la fois modeste et familier de Jeanne.

Ce qu’elle ressentait, comment se l’expliquer?

Était-ce de l’amour? Oh! l’amour, se fût-elle dit, ne germe pas, ne grandit pas avec cette rapidité dans la froide atmosphère des sentiments de cour. L’amour, cette plante rare, se plaît à fleurir dans les cœurs généreux, purs, intacts. Il ne va pas pousser ses racines dans un cœur profané par des souvenirs, dans un sol glacé par des larmes qui s’y concentrent depuis des années. Non, ce n’était pas l’amour que mademoiselle de Taverney ressentait pour monsieur de Charny. Elle repoussait avec force une pareille idée, parce qu’elle s’était juré de n’aimer jamais rien en ce monde.

Mais alors pourquoi avait-elle tant souffert quand Charny avait adressé à la reine quelques mots de respect et de dévouement? Certes, c’était bien là de la jalousie.

Oui, Andrée s’avouait qu’elle était jalouse, non pas de l’amour qu’un homme pouvait sentir pour une autre femme que pour elle, mais jalouse de la femme qui pouvait inspirer, accueillir, autoriser cet amour.

Elle regardait passer autour d’elle avec mélancolie tous les beaux amoureux de la cour nouvelle. Ces gens vaillants et pleins d’ardeur qui ne la comprenaient point, et s’éloignaient après lui avoir offert quelques hommages, les uns parce que sa froideur n’était pas de la philosophie, les autres parce que cette froideur était un étrange contraste avec les vieilles légèretés dans lesquelles Andrée avait dû prendre naissance.

Et puis, les hommes, soit qu’ils cherchent le plaisir, soit qu’ils rêvent à l’amour, se défient de la froideur d’une femme de vingt-cinq ans, qui est belle, qui est riche, qui est la favorite d’une reine, et qui passe seule, glacée, silencieuse et pâle, dans un chemin où la suprême joie et le suprême bonheur sont de faire un souverain bruit.

Ce n’est pas un attrait que d’être un problème vivant; Andrée s’en était bien aperçue: elle avait vu les yeux se détourner peu à peu de sa beauté, les esprits se défier de son esprit ou le nier. Elle vit même plus: cet abandon devint une habitude chez les anciens, un instinct chez les nouveaux; il n’était pas plus d’usage d’aborder mademoiselle de Taverney et de lui parler, qu’il n’était consacré d’aborder Latone ou Diane à Versailles, dans leur froide ceinture d’eau noircie. Quiconque avait salué mademoiselle de Taverney, fait sa pirouette et souri à une autre femme avait accompli son devoir.

Toutes ces nuances n’échappèrent point à l’œil subtil de la jeune fille. Elle, dont le cœur avait éprouvé tous les chagrins sans connaître un seul plaisir; elle, qui sentait l’âge s’avancer avec un cortège de pâles ennuis et de noirs souvenirs; elle invoquait tout bas celui qui punit plus que celui qui pardonne, et, dans ses insomnies douloureuses, passant en revue les délices offertes en pâture aux heureux amants de Versailles, elle soupirait avec une amertume mortelle.

«Et moi! mon Dieu! Et moi!»

Lorsqu’elle trouva Charny, le soir du grand froid, lorsqu’elle vit les yeux du jeune homme s’arrêter curieusement sur elle et l’envelopper peu à peu d’un réseau sympathique, elle ne reconnut plus cette réserve étrange que témoignaient devant elle tous ses courtisans. Pour cet homme, elle était une femme. Il avait réveillé en elle la jeunesse et avait galvanisé la mort; il avait fait rougir le marbre de Diane et de Latone.

Aussi mademoiselle de Taverney s’attacha-t-elle subitement à ce régénérateur qui venait de lui faire sentir sa vitalité. Aussi fut-elle heureuse de regarder ce jeune homme, pour qui elle n’était pas un problème. Aussi fut-elle malheureuse de penser qu’une autre femme allait couper les ailes à sa fantaisie azurée, confisquer son rêve à peine sorti par la porte d’or.

On nous pardonnera d’avoir expliqué ainsi comment Andrée ne suivit pas Philippe hors du cabinet de la reine, bien qu’elle eût souffert l’injure adressée à son frère, bien que ce frère fût pour elle une idolâtrie, une religion, presque un amour.

Mademoiselle de Taverney, qui ne voulait pas que la reine restât en tête à tête avec Charny, ne songea plus à prendre sa part de la conversation, après le renvoi de son frère.

Elle s’assit au coin de la cheminée, le dos presque tourné au groupe que formait la reine assise, Charny debout et demi incliné, madame de La Motte droite dans l’embrasure de la fenêtre, où sa fausse timidité cherchait un asile, sa curiosité réelle une observation favorable.

La reine demeura quelques minutes silencieuse; elle ne savait comment renouer une nouvelle conversation à cette explication si délicate qui venait d’avoir lieu.

Charny paraissait souffrant, et son attitude ne déplaisait pas à la reine.

Enfin, Marie-Antoinette rompit le silence, et répondant en même temps à sa propre pensée et à celle des autres:

– Cela prouve, fit-elle tout à coup, que nous ne manquons pas d’ennemis. Croirait-on qu’il se passe d’aussi misérables choses à la cour de France, monsieur? le croirait-on?

Charny ne répliqua pas.

– Sur vos vaisseaux, continua la reine, quel bonheur de vivre en plein ciel, en pleine mer! On nous parle à nous, citadins, de la colère, de la méchanceté des flots. Ah! monsieur, monsieur, regardez-vous! Est-ce que les lames de l’Océan, les plus furieuses lames, n’ont pas jeté sur vous l’écume de leur colère? Est-ce que leurs assauts ne vous ont pas renversé quelquefois sur le pont du navire, souvent, n’est-ce pas? Eh bien! regardez-vous, vous êtes sain, vous êtes jeune, vous êtes honoré.