– Ainsi, parce qu’on a couru avec monsieur La Fayette et Washington – la reine affecta de prononcer ce nom à la française -, ainsi l’on transformera ma cour en une lice du seizième siècle; non, encore une fois, non. Andrée, vous deviez savoir que votre frère s’est battu.
– Je l’apprends, madame, répondit-elle.
– Pourquoi s’est-il battu?
– Nous aurions pu le demander à monsieur de Charny, qui s’est battu avec lui, fit Andrée pâle et les yeux brillants.
– Je ne demande pas, répondit arrogamment la reine, ce qu’a fait monsieur de Charny, mais bien ce qu’a fait monsieur Philippe de Taverney.
– Si mon frère s’est battu, dit la jeune fille en laissant tomber une à une ses paroles, ce ne peut être contre le service de Votre Majesté.
– Est-ce à dire que monsieur de Charny ne se battait pas pour mon service, mademoiselle?
– J’ai l’honneur de faire observer à Votre Majesté, répondit Andrée, du même ton, que je ne parle à la reine que de mon frère, et non d’un autre.
Marie-Antoinette se tint calme, et, pour en venir là, il lui fallut toute la force dont elle était capable.
Elle se leva, fit un tour dans la chambre, feignit de se regarder au miroir, prit un volume dans un casier de laque, en parcourut sept à huit lignes, puis le jeta.
– Merci, monsieur de Crosne, dit-elle au magistrat, vous m’avez convaincue. J’avais la tête un peu bouleversée par tous ces rapports, par toutes ces suppositions. Oui, la police est très bien faite, monsieur; mais, je vous en prie, songez à cette ressemblance dont je vous ai parlé, n’est-ce pas, monsieur. Adieu.
Elle lui tendit sa main avec une grâce suprême, et il partit doublement heureux et renseigné au décuple.
Andrée sentit la nuance de ce mot: adieu; elle fit une révérence longue et solennelle.
La reine lui dit adieu négligemment, mais sans rancune apparente.
Jeanne s’inclina comme devant un autel sacré; elle se préparait à prendre congé.
Madame de Misery entra.
– Madame, dit-elle à la reine, Votre Majesté n’a-t-elle pas donné heure à messieurs Bœhmer et Bossange?
– Ah! c’est vrai, ma bonne Misery; c’est vrai. Qu’ils entrent. Restez encore, madame de La Motte, je veux que le roi fasse une paix plus complète avec vous.
La reine, en disant ces mots, guettait dans une glace l’expression du visage d’Andrée, qui gagnait lentement la porte du vaste cabinet.
Elle voulait peut-être piquer sa jalousie en favorisant ainsi la nouvelle venue.
Andrée disparut sous les pans de la tapisserie; elle n’avait ni sourcillé ni tressailli.
– Acier! acier! s’écria la reine en soupirant. Oui, acier, que ces Taverney, mais or aussi.
«Ah! messieurs les joailliers, bonjour. Que m’apportez-vous de nouveau? Vous savez bien que je n’ai pas d’argent.»
Chapitre 40
La tentatrice
Madame de La Motte avait repris son poste; à l’écart comme une femme modeste, debout et attentive comme une femme à qui l’on a permis de rester et d’écouter.
Messieurs Bœhmer et Bossange, en habits de cérémonie, se présentèrent à l’audience de la souveraine. Ils multiplièrent leurs saluts jusqu’au fauteuil de Marie-Antoinette.
– Des joailliers, dit-elle soudain, ne viennent ici que pour parler joyaux. Vous tombez mal, messieurs.
Monsieur Bœhmer prit la parole: c’était l’orateur de l’association.
– Madame, répliqua-t-il, nous ne venons point offrir des marchandises à Votre Majesté, nous craindrions d’être indiscrets.
– Oh! fit la reine, qui se repentait déjà d’avoir témoigné trop de courage, voir des joyaux, ce n’est pas en acheter.
– Sans doute, madame, continua Bœhmer en cherchant le fil de sa phrase; mais nous venons pour accomplir un devoir, et cela nous a enhardis.
– Un devoir… fit la reine avec étonnement.
– Il s’agit encore de ce beau collier de diamants que Votre Majesté n’a pas daigné prendre.
– Ah! bien… le collier… Nous y voilà revenus! s’écria Marie-Antoinette en riant.
Bœhmer demeura sérieux.
– Le fait est qu’il était beau, monsieur Bœhmer, poursuivit la reine.
– Si beau, madame, dit Bossange timidement, que Votre Majesté seule était digne de le porter.
– Ce qui me console, fit Marie-Antoinette avec un léger soupir qui n’échappa point à madame de La Motte, ce qui me console, c’est qu’il coûtait… un million et demi, n’est-ce pas, monsieur Bœhmer?
– Oui, Votre Majesté.
– Et que, continua la reine, en cet aimable temps où nous vivons, quand les cœurs des peuples se sont refroidis comme le soleil de Dieu, il n’est plus de souverain qui puisse acheter un collier de diamants quinze cent mille livres.
– Quinze cent mille livres! répéta comme un écho fidèle madame de La Motte.
– En sorte que, messieurs, ce que je n’ai pu, ce que je n’ai pas dû acheter, personne ne l’aura… Vous me répondrez que les morceaux en sont bons. C’est vrai; mais je n’envierai à personne deux ou trois diamants; j’en pourrais envier soixante.
La reine se frotta les mains avec une sorte de satisfaction dans laquelle entrait pour quelque chose le désir de narguer un peu messieurs Bœhmer et Bossange.
– Voilà justement en quoi Votre Majesté fait erreur, dit Bœhmer, et voilà aussi de quelle nature est le devoir que nous venions accomplir auprès d’elle: le collier est vendu.
– Vendu! s’écria la reine en se retournant.
– Vendu! dit madame de La Motte, à qui le mouvement de sa protectrice inspira de l’inquiétude pour sa prétendue abnégation.
– À qui donc? reprit la reine.
– Ah! madame, ceci est un secret d’État.
– Un secret d’État! Bon, nous en pouvons rire, s’exclama joyeusement Marie-Antoinette. Ce qu’on ne dit pas, souvent, c’est qu’on ne pourrait le dire, n’est-ce pas, Bœhmer?
– Madame.
– Oh! les secrets d’État; mais cela nous est familier à nous autres. Prenez garde, Bœhmer, si vous ne me donnez pas le vôtre, je vous le ferai voler par un employé de monsieur de Crosne.
Et elle se mit à rire de bon cœur, manifestant sans voile son opinion sur le prétendu secret qui empêchait Bœhmer et Bossange de révéler le nom des acquéreurs du collier.
– Avec Votre Majesté, dit gravement Bœhmer, on ne se comporte pas comme avec d’autres clients; nous sommes venus dire à Votre Majesté que le collier était vendu, parce qu’il est vendu, et nous avons dû taire le nom de l’acquéreur, parce qu’en effet l’acquisition s’est faite secrètement, à la suite du voyage d’un ambassadeur envoyé incognito.
La reine, à ce mot ambassadeur, fut prise d’un nouvel accès d’hilarité. Elle se tourna vers madame de La Motte en lui disant:
– Ce qu’il y a d’admirable dans Bœhmer, c’est qu’il est capable de croire ce qu’il vient de me dire. Voyons, Bœhmer, seulement le pays d’où vient cet ambassadeur?… Non, c’est trop, fit-elle en riant… la première lettre de son nom? voilà tout…
Et lancée dans le rire, elle ne s’arrêta plus.
– C’est monsieur l’ambassadeur de Portugal, dit Bœhmer en baissant la voix, comme pour sauver au moins son secret des oreilles de madame de La Motte.
À cette articulation si positive, si nette, la reine s’arrêta tout à coup.
– Un ambassadeur de Portugal! dit-elle; il n’y en a pas ici, Bœhmer.
– Il en est venu un exprès, madame.
– Chez vous… incognito?
– Oui, madame.
– Qui donc?
– Monsieur de Souza.
La reine ne répliqua pas. Elle balança un moment sa tête; puis, en femme qui a pris son parti:
– Eh bien! dit-elle, tant mieux pour Sa Majesté la reine de Portugal; les diamants sont beaux. N’en parlons plus.
– Madame, au contraire; Votre Majesté daignera me permettre d’en parler… Nous permettre, dit Bœhmer en regardant son associé.