– Comment la reine a-t-elle pris ce duel? demanda-t-il.
– La reine? je ne sais pas, repartit Andrée. Qu’importe à la reine?
– Mais monsieur de Taverney lui est agréable, je suppose?
– Eh bien! monsieur de Taverney est sauf; espérons que Sa Majesté défendra elle-même mon frère, si on l’accusait.
Louis, battu des deux côtés dans sa double hypothèse, abandonna la partie.
– Je ne suis pas un physiologiste, dit-il, je ne suis qu’un chirurgien. Pourquoi, diable! quand je sais si bien le jeu des muscles et des nerfs, vais-je me mêler du jeu des caprices et des passions des femmes?
«Mademoiselle, vous avez appris ce que vous désirez savoir. Faites, ou ne faites pas fuir monsieur de Taverney, cela vous regarde. Quant à moi, mon devoir est d’essayer à sauver le blessé… cette nuit, sans quoi la mort qui continue tranquillement son œuvre me l’enlèverait dans les vingt-quatre heures. Adieu.»
Et il lui ferma doucement, mais net, la porte sur les talons.
Andrée passa une main convulsive sur son front, se vit seule, seule avec cette épouvantable réalité. Il lui sembla que déjà la mort, dont venait de parler si froidement le docteur, descendait sur cette chambre, et passait en blanc suaire dans le corridor obscur.
Le vent de la funèbre apparition glaça ses membres, elle s’enfuit jusqu’à son appartement, s’enferma sous un triple tour de clef, et tombant à deux genoux sur le tapis de son lit:
– Mon Dieu! s’écria-t-elle avec une énergie sauvage, avec des torrents de larmes brûlantes, mon Dieu! vous n’êtes pas injuste, vous n’êtes pas insensé; vous n’êtes pas cruel, mon Dieu! Vous pouvez tout, vous ne laisserez pas mourir ce jeune homme, qui n’a pas fait de mal, et qui est aimé en ce monde. Mon Dieu! nous autres, pauvres humains, nous ne croyons vraiment qu’au pouvoir de votre bienfaisance, bien qu’en toute occasion nous tremblions devant le pouvoir de votre colère. Mais moi!… moi… qui vous supplie, j’ai été assez éprouvée en ce monde, j’ai assez souffert sans avoir commis de crime. Eh bien! je ne me suis jamais plainte, même à vous; je n’ai jamais douté de vous. Si, aujourd’hui que je vous prie; si, aujourd’hui que je conjure; si, aujourd’hui que je demande, que je veux la vie d’un jeune homme… si aujourd’hui vous me refusiez, ô mon Dieu! je dirais que vous avez abusé contre moi de toutes vos forces, et que vous êtes un dieu de sombres colères, de vengeances inconnues; je dirais… Oh! je blasphème, pardon! je blasphème!… et vous ne me frappez pas! Pardon, pardon! vous êtes bien le Dieu de la clémence et de la miséricorde.
Andrée sentit sa vue s’éteindre, ses muscles plier; elle se renversa inanimée, les cheveux épars, et resta comme un cadavre sur le parquet.
Lorsqu’elle se réveilla de ce froid sommeil, et que tout lui vint à l’esprit, fantômes et douleurs:
– Mon Dieu! murmura-t-elle avec un accent sinistre, vous avez été immiséricordieux; vous m’avez punie, je l’aime!… Oh! oui, je l’aime, c’est assez, n’est-ce pas? Maintenant, me le tuerez-vous?
Chapitre 6
Délire
Dieu avait sans doute entendu la prière d’Andrée. Monsieur de Charny ne succomba pas à son accès de fièvre.
Le lendemain, tandis qu’elle absorbait avec avidité toutes les nouvelles qui lui arrivaient du blessé, celui-ci, grâce aux soins du bon docteur Louis, passait de la mort à la vie. L’inflammation avait cédé à l’énergie et au remède. La guérison commençait.
Charny une fois sauvé, le docteur Louis s’en occupa moitié moins; le sujet cessait d’être intéressant. Pour le médecin le vivant est bien peu de chose, surtout lorsqu’il est convalescent ou qu’il se porte bien.
Seulement, au bout de huit jours, pendant lesquels Andrée se rassura tout à fait, Louis, qui avait sur le cœur toutes les manifestations de son malade pendant la crise, jugea bon de faire transporter Charny dans un endroit éloigné. Il voulait dépayser le délire.
Mais Charny, aux premières tentatives qui furent faites, se révolta. Il leva sur le docteur des yeux étincelants de colère, lui dit qu’il était chez le roi, et que nul n’avait le droit de chasser un homme à qui Sa Majesté donnait un asile.
Le docteur, qui n’était pas patient envers les convalescences revêches, fit entrer purement et simplement quatre valets en leur ordonnant d’enlever le blessé.
Mais Charny se cramponna au bois de son lit, et frappa rudement un des hommes en menaçant les autres comme Charles XII à Bender.
Le docteur Louis essaya du raisonnement. Charny fut d’abord assez logique, mais comme les valets insistaient, il fit un tel effort que la plaie se rouvrit, et avec son sang sa raison se mit à s’enfuir. Il était rentré dans un accès de délire plus violent que le premier.
Alors il commença de crier qu’on voulait l’éloigner pour le priver des visions qu’il avait eues dans son sommeil, mais que c’était en vain, que les visions lui souriraient toujours, qu’on l’aimait et qu’on viendrait le voir malgré le docteur: celle qui l’aimait étant d’un rang à ne craindre les refus de personne.
À ces mots, le docteur tremblant se hâta de congédier les valets, reprit la blessure en sous-œuvre, et décidé à soigner la raison après le corps, il remit la matière en un état satisfaisant, mais il n’arrêta point le délire, ce qui commença à l’effrayer, attendu que de l’égarement ce malade pouvait passer à la folie.
Tout empira en un jour de telle sorte que le docteur Louis songea aux remèdes héroïques. Le malade, non seulement se perdait, mais il perdait la reine; à force de parler il criait, à force de se souvenir il inventait; le pis était que dans ses moments lucides, et il en avait beaucoup, Charny était plus fou que dans sa folie.
Embarrassé au suprême degré, Louis, ne pouvant s’étayer de l’autorité du roi, car le malade s’en étayait aussi, résolut d’aller tout dire à la reine, et il profita pour faire cette démarche d’un moment où Charny dormait, fatigué d’avoir conté ses rêves et d’avoir appelé sa vision.
Il trouva Marie-Antoinette toute pensive et toute radieuse à la fois, car elle supposait que le docteur allait lui rendre bon compte de son malade.
Mais elle fut bien surprise; dès sa première question, Louis répondit vertement que le malade était très malade.
– Comment! s’écria la reine, hier il allait fort bien.
– Non, madame, il allait fort mal.
– Cependant j’ai envoyé Misery, et vous avez répondu par un bon bulletin.
– Je me leurrais et voulais vous leurrer.
– Qu’est-ce à dire, répliqua la reine fort pâle, s’il est mal, pourquoi me le cacher? Qu’ai-je à craindre, docteur, sinon un malheur, trop commun, hélas!
– Madame…
– Et s’il va bien, pourquoi me donner une inquiétude toute naturelle quand il s’agit d’un bon serviteur du roi?… Ainsi donc, répondez franchement par oui ou par non. Quoi sur la maladie? Quoi sur le malade? Y a-t-il danger?
– Pour lui, moins encore que pour d’autres, madame.
– Voilà où commencent les énigmes, docteur, fit la reine impatientée. Expliquez-vous.
– C’est malaisé, madame, répondit le docteur. Qu’il vous suffise de savoir que le mal du comte de Charny est tout moral. La blessure n’est qu’un accessoire dans les souffrances, un prétexte pour le délire.
– Un mal moral! monsieur de Charny!
– Oui, madame; et j’appelle moral tout ce qui ne s’analyse point avec le scalpel. Épargnez-moi d’en dire plus long à Votre Majesté.
– Vous voulez dire que le comte… insista la reine.
– Vous le voulez? fit le docteur.
– Mais sans doute, je le veux.
– Eh bien! je veux dire que le comte est amoureux, voilà ce que je veux dire. Votre Majesté demande une explication, je m’explique.
La reine fit un mouvement d’épaules qui signifiait: la belle affaire!
– Et vous croyez qu’on guérit comme cela d’une blessure, madame? reprit le docteur; non, le mal empire, et du délire passager, monsieur de Charny tombera dans une monomanie mortelle. Alors…