Aldo raccrocha, souhaita une bonne nuit à Jules et regagna la salle à manger où Mme de Sommières achevait sa cigarette au-dessus d’une mousse au chocolat à laquelle elle n’avait pas touché. C’était elle à présent qui jouait les « princesses lointaines », tandis que Marie-Angéline finissait sa seconde part.
— Alors ? demanda-t-elle.
— Lisa est guérie et je lui ai raconté notre journée mais j’ignore ce qu’elle en pense : on nous a coupés et comme il n’y a guère de chances de pouvoir reprendre la conversation ce soir…
— Tu ne veux pas de dessert ?
— Merci. Avec votre permission, je sors me dégourdir les jambes…
— Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors.
— Aucune importance ! J’irai boire un verre chez Adalbert.
Elle lui tapota la joue quand il se pencha pour l’embrasser :
— Je ne peux pas te donner tort. Il y a des moments où une conversation trop brillante et trop animée, comme la nôtre ce soir, devient insoutenable ! On ressent le besoin d’un peu d’air ! Mais pense tout de même à dormir !
— Je ne crois pas que j’y arriverai.
— Essaie Nietzsche ! C’est souverain pour les insomnies !
Le jour qui se leva était légèrement moins froid mais aussi gris et déprimant que la veille. Pourtant, l’hôtel de Sommières semblait avoir retrouvé son climat normal. C’est du moins ce qui ressortit du rapport de Cyprien quand, vers la demie de huit heures, il apporta son petit déjeuner à Aldo. Selon lui, Mlle du Plan-Crépin semblait redevenue tout à fait elle-même :
— La messe de six heures à Saint-Augustin a toujours eu sur elle un pouvoir réconfortant. Ce matin, elle m’a dit bonjour avec une sorte de… comment dirais-je ?… d’enjouement, et quand j’ai porté le plateau de Mme la marquise, elles causaient comme d’habitude !
— Allons ! Tant mieux !
En fait, les états d’âme de Marie-Angéline importaient peu à Aldo. Qu’elle fût tombée amoureuse, sur un seul regard, d’un garçon appartenant à une famille antipathique avec laquelle il y avait gros à parier que l’on n’aurait guère de relations ne présentait pas plus d’intérêt que si elle s’était éprise d’une vedette de cinéma comme la vieille gamine qu’elle était restée. Même à un certain âge, une fille a besoin d’accrocher ses rêves à un objet le plus souvent inaccessible et c’est ce qui en fait le charme. Avec une star, la fréquentation assidue des salles obscures procure des moments d’extase. Avec le jeune Miguel Olmedo de Quiroga, Plan-Crépin, possédant un joli coup de crayon et de pinceau et dont la mémoire enregistrait les visages plus sûrement que celle d’un physionomiste, s’en tirerait en faisant le portrait de son héros auquel, dans le silence de sa chambre, elle pourrait rendre tous les cultes qu’il lui plairait. Et là-dessus, Aldo estima que la question était entendue et qu’il avait d’autres chats à fouetter…
La disparition de Vauxbrun était trop angoissante pour ne pas réclamer toute son attention. Ils en avaient parlé la moitié de la nuit avec Adalbert, sans parvenir à trouver la moindre piste pour orienter leurs recherches. C’était bien la première fois que cela leur arrivait : se retrouver au point mort au pied d’un mur ne présentant aucune prise pour s’accrocher.
— On sait qu’il a été enlevé, avait dit Adalbert en allumant son troisième cigare, et de cela on peut remercier Langlois qui a eu la bonne idée de faire surveiller ce foutu mariage. Autrement, on serait dans le bleu le plus complet. Reste à savoir qui sont les ravisseurs et le pourquoi de la chose.
— Je ne peux pas m’empêcher de penser – quitte à encourir les foudres de Marie-Angéline ! – que ces Mexicains dont on ne sait rien ou si peu y trempent jusqu’au cou ! À l’évidence, ils nous détestent et méprisent Vauxbrun ! C’était écrit en toutes lettres sur les figures de la douairière et de son neveu. Quant à la sublime Isabel, la disparition de son fiancé n’a pas l’air de la troubler énormément. Alors question : pourquoi ont-ils accepté ce mariage ?
— Je ne vois qu’une réponse possible : l’argent ! Quand on a l’allure qu’il faut – et ils n’en manquent pas, je te l’accorde –, arborer toilettes et bijoux, descendre au Ritz ne présente pas d’obstacles insurmontables…
— Tu peux retrancher l’hôtel : c’est Gilles qui a dû s’en charger. Les vêtements sortaient de grandes maisons et je peux t’assurer que les bijoux portés par ces dames sont vrais. Ce qui ne change rien au fait que l’on ne sait pas d’où ils viennent…
— Ben… du Mexique !
— C’est là le hic. S’ils étaient espagnols, aucun problème. J’y compte pas mal d’amis et même quelques relations flatteuses depuis l’histoire du rubis de Jeanne la Folle…
— … et tu cousines avec la moitié du gotha européen, je sais ! soupira Adalbert.
— Essaie de l’oublier. Je n’ai rien dit de semblable ! Au sujet du Mexique, c’est une autre affaire : un, c’est loin ; deux, on y va de révolution en révolution ; trois : depuis Cortés, des familles nobles se sont implantées dans le pays et un certain mélange avec les autochtones s’est produit au cours des siècles. Il ne doit pas être très aisé de s’y retrouver. Enfin… je n’y connais strictement personne !
— Tu as des dizaines de clients américains qui font la pluie et le beau temps dans le coin.
— C’est possible mais je ne vois pas à qui je pourrais m’adresser.
— D’abord à Richard Bailey. Vauxbrun aussi a des clients outre-Atlantique… et des amis. Les mêmes que nous, en fait ! »
En voyant se froncer les sourcils de son ami, Adalbert se mordit la langue en se traitant d’imbécile. Il prenait trop tard conscience de ce qu’une silhouette de femme, tel un ange, venait de passer entre eux. Qu’avait-il besoin de rappeler le souvenir – encore frais sans doute ? – de la belle Américaine dont il savait pertinemment qu’elle avait laissé une trace sur le cœur de Morosini ? Comme s’il n’avait pas assez de soucis comme ça ! Aldo fit celui qui n’avait pas entendu.
« De toute façon, on parle pour ne rien dire. La seule stratégie à notre portée est d’attendre la suite de l’enquête ! Grâce à Dieu, Langlois est un bon flic et le dénommé Lecoq m’a l’air de se débrouiller pas trop mal. »
Il était parti là-dessus mais, au réveil, le problème retrouvait son acuité. La lecture des journaux ne lui en apprit pas davantage. Le Matin, sous la plume remarquablement discrète de Jacques Mathieu, se contentait de relater le mariage inachevé et de poser la question de ce qu’avait pu devenir le fiancé. Le ton restait léger, à cent lieues d’un drame éventuel. Idem pour Le Figaro et pour Excelsior ; et Aldo remercia le Ciel de cette retenue inhabituelle dont faisait preuve la presse parisienne. À moins que l’on ne retrouve rapidement Vauxbrun, cela ne durerait pas…
Il abordait l’idée d’un entretien avec le notaire de l’antiquaire quand un planton du quai des Orfèvres vint lui délivrer une invitation à se rendre chez le commissaire divisionnaire Langlois à 15 heures précises.
— Ça me paraît bien solennel, commenta Tante Amélie. Moi, je dirais que c’est une convocation.
— Sans doute, mais l’important est que Langlois ait du nouveau. Je ne le ferai pas attendre.
À l’heure dite, on l’introduisait dans le bureau du policier alors occupé à signer les documents qu’on lui présentait. Il leva la tête à l’entrée de son visiteur et, sans sourire, lui désigna l’une des deux chaises placées en face de lui. Sensible aux atmosphères, Morosini retint une grimace. Celle qui régnait dans cette pièce était sinistre, en dépit de l’attendrissant bouquet d’anémones qui s’épanouissait dans un ravissant petit vase de chez Lalique posé sur le bureau. En raison du jour gris, une grosse lampe éclairait les mains soignées du commissaire mais son abat-jour d’opaline vert pomme ne déversait qu’une lumière froide. L’attente fut brève. Une ou deux minutes, avant que le secrétaire ne remporte le parapheur, avaient suffi pour que Morosini constate que le visage de Langlois était en accord parfait avec le climat ambiant. Aussi prit-il l’initiative de demander, dès que les yeux gris se relevèrent sur lui :