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Les deux dames se saluèrent. Doña Luisa désigna un fauteuil semblable au sien de l’autre côté de l’âtre et attendit que Mme de Sommières entamât la conversation. Celle-ci tenta l’ébauche d’un sourire :

— Je vous suis très obligée, Madame, d’accepter de me recevoir alors que je ne me suis pas fait annoncer. Il m’est apparu soudain qu’il ne serait pas mauvais que nous puissions nous rencontrer afin d’échanger nos points de vue sur un événement qui se trouve être douloureux, alors qu’il était destiné à rapprocher deux nobles familles…

— Je n’ai pas remarqué chez ce Vauxbrun la moindre trace de noblesse !

— Un nom pourvu d’une particule ne signifie pas que l’on appartienne à l’aristocratie. Le contraire peut aussi se vérifier et les ancêtres de Gilles Vauxbrun ont servi nos rois avec honneur. En outre, notre famille l’a autant dire adopté. Mon neveu, le prince Morosini, voit en lui un frère et il descend des douze familles patriciennes qui ont fondé Venise, sans compter plusieurs doges…

— Nous, nous descendons du soleil !

Ce fut assené comme un coup de poing sur la table. Mme de Sommières releva un sourcil délicat.

— Illustre origine, s’il en fut, mais qui ne saurait être supérieure à celle d’enfants du Dieu éternel et tout-puissant. Ce que nous sommes tous ! Mais qu’importe ! Une si auguste origine me met à l’aise pour vous prier de bien vouloir répondre à une question simple : comment en êtes-vous venue à accepter l’union de votre petite-fille avec un homme distingué sans doute et pourvu d’une belle fortune mais dont nous n’avons pas eu l’impression qu’il vous inspirait un sentiment beaucoup plus chaleureux que du dédain, pour ne pas dire du mépris ? Cela n’est guère logique.

— Pour servir un grand dessein, les dieux ne s’opposent pas à ce que l’on se rapproche du vulgaire. La beauté de ma petite-fille a foudroyé ce malheureux. Il a compris que le destin avait placé sur son chemin une femme prédestinée que l’on doit adorer à genoux. Il s’est déclaré son serviteur…

Un grand dessein ? Les dieux ? Mme de Sommières commençait à se demander où elle venait de mettre les pieds, mais il fallait justement essayer d’en savoir plus :

— On peut adorer sans épouser. J’en reviens à ma question : pourquoi aller jusqu’au mariage ? Gilles Vauxbrun, si j’ai bien compris, était prêt à tout offrir…

— C’était pour Isabel une question d’honnêteté. Un peu hors de saison peut-être mais elle est ainsi. Vous savez à présent comment elle en a été remerciée : abandonnée au pied de l’autel tandis que cet amoureux si fervent s’en allait voler le collier sacré…

— Admettons un instant qu’il l’ait volé ! D’après vous, c’était pour être certain de pouvoir se comporter… vaillamment au soir de ses noces. Alors, une fois en possession du joyau, pourquoi n’être pas revenu à Sainte-Clotilde ? De quelque côté qu’on la regarde, cette histoire ne tient pas debout, Madame !

Un éclair de colère anima le regard morne de la Mexicaine :

— Cela vous plaît à dire ! Nous pensons autrement, nous qui, après avoir cru rencontrer un homme providentiel, avons compris que c’était seulement un habile coquin !

— Et vous n’êtes pas gênée de vivre chez lui ?

— Il me paraît que c’est une juste compensation pour le tort qui nous a été fait. Quoi qu’il en soit, nous devions vivre ici pendant le voyage de noces. Ensuite, seulement, nous pensions nous retirer en Pays basque… chez moi ! Ce à quoi j’aspire, croyez-le !

Il y eut un silence que la marquise mit à profit pour tenter d’assembler de façon à peu près claire les pièces d’un puzzle qui semblait s’embrouiller à plaisir. Elle ne releva pas les derniers mots, préférant essayer autre chose. Qui pouvait ne pas réussir : cette femme brûlait d’envie de la voir partir. Or elle n’y était pas encore disposée.

— L’avenir… et l’enquête de police nous réserveront peut-être des surprises. Mais… j’y pense ! Comment avez-vous connu Gilles Vauxbrun ? Nous ne l’avons jamais su…

Doña Luisa haussa les épaules :

— Ce n’est pourtant pas un secret !

À la surprise de Tante Amélie, une soudaine douceur venait de se glisser dans sa voix. Et y demeura tandis que, tournant les yeux vers le feu, elle ajoutait :

— Depuis cinq siècles, notre terre mexicaine exerce un attrait sur les hommes de ce pays que vous appelez basque et qui n’est ni français ni espagnol, dont la langue même ne ressemble à aucune autre parce qu’elle vient de très loin. Certainement d’aussi loin que nous. L’un d’eux a été mon aïeul. Venu au péril de la mer océane, il apportait un sang aussi noble que le nôtre et il a fait des choses extraordinaires. Il était l’aîné de deux frères et laissait à son cadet le castel familial sans esprit de retour…

Doña Luisa s’interrompit mais Mme de Sommières se garda d’émettre un son. Se retenant même de respirer, elle comprenait que son hôtesse, tournée vers le feu et prise par ce retour sur le passé, pouvait l’avoir oubliée.

— … Après la mort de l’Autrichien(4), de brigandage en brigandage, la terre des dieux n’a cessé de se convulser, allant de révolution en révolution, jusqu’à la dernière, celle des Cristeros, les paysans chrétiens insurgés contre le gouvernement qui voulait chasser le Christ et la Madone par tous les moyens. On les a massacrés… mais nous n’étions plus là. On nous avait pris nos terres, les miennes comme celles de mon neveu, et nous avons fui vers La Nouvelle-Orléans d’abord puis en Virginie où l’un de mes cousins, naguère encore maître d’un immense rancho près de Monterey, a pu emporter une partie de sa fortune et racheter un élevage de chevaux. Nous n’avions pu sauver qu’un peu d’or et nos bijoux ancestraux…

— Fort beaux, glissa la marquise en écho mais l’autre ne parut pas s’en être rendu compte.

Elle poursuivait :

— Don Pedro, mon neveu, n’en possédait qu’un, mais fabuleux : le collier aux cinq émeraudes sacrées donné jadis à l’empereur de l’Anahuac par Quetzalcóatl, le dieu venu des mers froides que l’on appelait le Serpent à Plumes. Il aurait pu rester plus longtemps au Mexique, car les soldats ont besoin de chevaux en guerre civile comme en guerre étrangère, mais on savait qu’il possédait le collier et il a préféré nous suivre, aussi bien pour nous protéger que pour sauver ce trésor des rapaces.

— C’est le lot des plus précieux joyaux que soulever la cupidité. Pouvez-vous me le décrire ? Il est sublime sans doute ? murmura la visiteuse.

— Je ne l’ai jamais vu. Isabel non plus. Talisman de toutes les félicités, le jeune empereur Cuauhtémoc l’a maudit sur son lit de torture et Don Pedro ne veut pas que nos yeux se posent sur lui. Jamais pour nous il n’a ouvert le coffret…