Ainsi donc on y était et, mentalement, Aldo rendit hommage à la clairvoyance inattendue de Plan-Crépin. En même temps, il se sentait accablé par ce poids qui lui tombait dessus. La réputation dont il était si fier menaçait à présent de le détruire, lui, et d’autres peut-être encore plus chers, et à cette idée, il dut faire un effort considérable pour résister au vent de panique qu’il sentait se lever… Cela lui demanda un instant au cours duquel il garda le silence. L’autre s’impatienta :
— Alors ? Cette réponse, elle est pour aujourd’hui ou pour demain ?
— Vous me placez devant un mur où je ne distingue pas la moindre faille. Que voulez-vous que je vous dise ?
— Que vous êtes d’accord et que vous allez vous mettre au travail…
— À partir de quelle base ? Si j’en crois les assertions de Don Pedro dans le bureau du commissaire Langlois, le collier a fait retour au Mexique environ vingt ans après que Cortés l’eut emporté et, puisque Carlos Olmedo l’a gardé, il y est resté dans la famille ?
— Assez longtemps pour devenir une sorte de légende qui a traversé les siècles. Carlos Olmedo n’est jamais retourné en Espagne afin que les pierres ne s’éloignent plus de Tahena et les Indiens ont su que le collier sacré était revenu mais sans jamais l’avoir vu : Carlos le cachait dans un lieu connu de lui seul et il devint le secret de la famille qu’à l’heure de la mort on transmettait au fils aîné en lui faisant jurer de ne jamais le ramener au jour. Pour les Indiens, il était la certitude que leurs dieux ne les avaient pas abandonnés, que Quetzalcóatl, le Serpent à Plumes, était toujours avec eux… L’annonce de la disparition eût déchaîné un ouragan. Du côté des vice-rois, on observait une égale retenue. Que les Olmedo fussent de vieille souche castillane semblait une garantie suffisante. L’Inquisition elle-même n’essaya pas de creuser davantage la question après qu’une tentative, maladroite à vrai dire, eut été sanctionnée par un terrifiant meurtre rituel ! Elle avait pris conscience des forces enfouies dans ce pays trop vaste, trop secret, trop profondément travaillé par des forces inconnues…
— Si je comprends bien, coupa Morosini, ce joyau exceptionnel constituait une sorte de protection pour votre famille ?
— Ai-je dit qu’il s’agissait de ma famille ?
— C’est sans importance. En revanche, je répète ma question : le collier semblait assurer la paix et la prospérité des Olmedo. Qu’en était-il de la malédiction dont les avait frappés Cuauhtémoc ?
— Disons qu’elle sommeillait. Le vol avait été effacé, le collier revenu au Mexique et enfoui sous le poids d’un secret séculaire. Les dieux étaient en sommeil, ils auraient dû le rester et les Olmedo aussi, quand le pays a conquis son indépendance. Les Indiens relevaient la tête, forts de savoir le collier sacré quelque part sous leur terre. Et puis l’Autrichien est venu, l’archiduc Maximilien dont l’Europe voulait faire un empereur. Auprès de lui il y avait une femme…
— Son épouse Charlotte, la fille du roi des Belges…
— Non. Une autre : très jeune, très belle, très ambitieuse et très rusée. Celle-là en savait davantage que l’on en pouvait attendre d’une dame de la Cour et elle avait réussi l’incroyable. Don Alessandro, le grand-père de Don Pedro, qui venait de perdre sa femme, a pris feu pour elle et a voulu l’épouser. Ce qu’elle a accepté… après quoi réussir à se faire dévoiler le secret des émeraudes a été un jeu d’enfant. Elle allait devenir sa femme ; Alessandro a voulu lui donner cette preuve d’amour. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’elle aimait Maximilien autant qu’elle haïssait Charlotte qu’elle espérait éliminer. Elle voulait les pierres afin d’asseoir le pouvoir de Maximilien sur le pays et son pouvoir à elle sur lui. Elle a donc volé les émeraudes et elle s’est volatilisée. Quand il a compris qu’il avait été joué, Don Alessandro s’est pendu comme l’avait été Cuauhtémoc, le héros que ce vol trahissait de nouveau…
En écoutant l’inconnu, Morosini éprouvait une bizarre impression : celle qu’il récitait une leçon. En passant par cette voix impersonnelle dont, par instant, l’accent ibérique s’effaçait, l’histoire animée d’une certaine grandeur s’affadissait jusqu’au compte rendu.
— Si je vous suis bien, le nouvel empereur du Mexique aurait reçu le collier des mains de cette femme ? Comment s’appelait-elle ?
— La comtesse Eva Reichenberg. Quant aux émeraudes, il est possible que Maximilien les ait possédées, ou peut-être pas ?
— Que voulez-vous dire ?
— Rien de plus ! Je vous ai dit ce que je sais. À vous maintenant de compléter l’histoire.
— C’est de la folie. Vous voulez que je retrouve des pierres qui ont disparu depuis…
— 1865 environ ! Cette gageure ne doit pas être la mer à boire pour qui a rempli les vides sur le pectoral du temple de Jérusalem ? Et c’était plus ancien encore !
— Vous oubliez que je n’étais pas seul et que j’avais des repères. Là, je n’en ai aucun. Maximilien a été fusillé par l’Indien Juarez en 1867. Dieu sait dans quelles mains sont tombés le peu de biens qu’il lui restait. L’impératrice Charlotte, lorsqu’elle a quitté Mexico pour revenir en Europe plaider la cause de l’empire agonisant auprès de Napoléon III et du pape, a emporté tous ses bijoux dont la liste est connue. Si votre comtesse Reichenberg la détestait, il m’étonnerait fort qu’elle lui ait donné des émeraudes non seulement légendaires mais dont la valeur marchande est astronomique ! Et je me vois mal gratter chaque pouce carré de terre mexicaine !
— On ne vous en demande pas tant ! Le collier n’est plus au Mexique. J’en ai la certitude !
— Comment l’avez-vous obtenue ?
— Cela ne vous regarde pas ! Faites ce que l’on vous dit…
— J’ai encore une question à poser !
— La dernière, alors !
— Vous m’avez dit que Gilles Vauxbrun avait été abusé par un faux grossier. Y a-t-il une copie du collier ?
— Oui. Après la mort de Don Alessandro, son fils, Don Enrique, par respect pour sa mémoire et pour sa famille qui n’a jamais voulu admettre le suicide et croyait à un meurtre, l’a fait exécuter avec de fausses pierres par un ciseleur qui n’a pas vécu assez longtemps pour en garder le souvenir. Grâce à cela, quand son fils, Don Pedro, a dû fuir le Mexique avec les siens, les femmes, Doña Luisa et Doña Isabel, ont eu le réconfort de croire que le trésor familial fuyait avec elles.
— Si tout le monde y croyait, pourquoi émigrer ?
— Les domaines seigneuriaux ont été récupérés par le pouvoir en place. S’y est ajouté, pour Don Pedro, un avis mystérieux : s’il voulait éviter d’être assassiné avec sa famille, il fallait qu’il parte et qu’il s’arrange pour remettre la main sur les émeraudes. À ce prix-là seulement, il pourrait revenir au pays et même rentrer en possession de ses terres et de sa fortune.
— Autrement dit, quelqu’un savait. Quelqu’un d’assez puissant pour lui faire peur. Cela paraît difficile à croire quand on voit le personnage ?
— Il n’a pas peur pour lui-même. De toute façon, ce n’est pas votre affaire et nous en resterons là pour ce soir. Il est temps de vous mettre au travail… en gardant bien présent à l’esprit l’enjeu du marché : la vie de ce redoutable imbécile qui s’est pris pour le prince charmant. J’ajoute qu’il serait bon de vous hâter. Outre que les conditions de sa captivité pourraient se détériorer si vous tardez trop…
— Quel délai m’accordez-vous ?
— Disons… trois mois. Au-delà, il faudrait peut-être envisager d’autres moyens de stimuler votre zèle ! Partez maintenant ! On va vous ramener en ville. Ah, j’allais oublier ! Lorsque vous aurez l’objet, il vous suffira de passer une annonce dans Le Figaro et dans LeMatin, disant : « L’enfant prodigue est de retour. Tout est en ordre ! »