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La disparition du jeune Faugier-Lassagne lui fit l’effet d’un révulsif. Depuis le départ d’Aldo, il s’était concentré sur le trésor supposé de la Villa Amanda, oubliant les gens de l’arrière-pays. Marie-Angéline le ramenait sans douceur à une réalité singulièrement plus inquiétante qu’il ne l’aurait imaginé.

— J’arrive, fit-il sobrement, assez content, au fond, d’échapper au dîner de gala sur les bords du lac Chiberta où il devait accompagner Louise Timmermans.

Naturellement il se devait en priorité de s’excuser auprès d’elle : à son immense regret, il lui fallait rejoindre d’urgence un ami qui venait d’être victime d’un accident à quelques kilomètres de Biarritz… Hélas ! Il n’eut même pas le temps de parfaire son mensonge :

— Mais vous ne pouvez pas m’infliger cela, cher ami ! Songez à l’importance de cette soirée que présideront le roi et la reine d’Espagne !

— Sans doute, et je vous prie de croire que, s’il ne s’agissait d’une circonstance exceptionnelle, je ne serais pas en train de vous demander de m’excuser… Vous avez de nombreux amis qui seront trop heureux de vous escorter et qui d’ailleurs doivent m’accuser de vous accaparer.

— Peut-être, mais je ne m’amuse jamais autant qu’avec vous, Adalbert !

— Pour une fois vous vous amuserez moins, ce n’est pas dramatique et nous rattraperons ce retard quand je serai rassuré…

— Écoutez, il me vient une idée ! Vous venez de dire que l’accident s’est produit à… quelques kilomètres ! Eh bien, ce n’est pas difficile ! Je passe vous prendre avec ma voiture, je vous accompagne là-bas où vous constatez que ce n’est pas si grave. Je suis persuadée que nous rentrerons à temps pour la fête. Elle ne commence pas avant dix heures du soir et il n’est que sept heures… C’est décidé : j’accours !

S’il y avait une chose qu’Adalbert détestait, c’étaient les gens envahissants. Celle-là, sous ses airs insouciants, aimables et compréhensifs, se révélait aussi « collante » que sa fille l’avait été avec Aldo. Grâce au Ciel, aucun mari jaloux ne risquait de venir compléter le tableau mais il était temps de tirer les freins.

— Je vous supplie de n’en rien faire ! dit-il sèchement. Je dois y aller et y aller seul ! Nous avons, il me semble, noué des liens suffisamment amicaux pour que vous compreniez sans qu’il me soit nécessaire d’insister !

— Mais enfin ? Justement, puisque nous sommes de grands amis… Et d’abord où est-ce ?

— Si vous voulez vraiment que nous restions amis, Louise, ne me posez plus de questions ! Je vous donnerai des nouvelles dès que je le pourrai. Je vous souhaite une excellente soirée et je vous baise les mains…

— Mais…

Il raccrocha avant d’en entendre davantage, prévint la réception qu’il s’absentait pour une durée indéterminée, se précipita dehors, sauta dans la voiture et démarra sur les chapeaux de roues. Il n’aurait plus manqué qu’elle vienne l’attendre afin de le suivre discrètement pour voir où il se rendait ! S’efforçant de sortir Mme Timmermans de son esprit, il se consacra à la route où la circulation était relativement dense, s’aperçut qu’un de ses phares ne fonctionnait pas et donna libre cours à sa mauvaise humeur, sacrant et jurant pendant dix bonnes minutes en mélangeant les voitures de location – jamais sa chère petite Amilcar qu’Aldo jugeait trop bruyante ne lui aurait joué ce tour ! –, les veuves de chocolatier envahissantes et les substituts de procureur incapables de se conduire convenablement. Finalement, il faisait nuit noire quand son phare solitaire lui révéla la grille de Saint-Adour…

Marie-Angéline l’attendait, le nez collé aux petits carreaux de la porte du vestibule, et, naturellement, se précipita à sa rencontre :

— Ce que je suis heureuse de vous voir ! s’exclama-t-elle. J’avais si peur que vous ne puissiez venir !

— Ça a tenu à un cheveu et j’ai eu un mal de chien à me débarrasser de dame Timmermans ! Elle tenait absolument à m’emmener dîner avec le roi d’Espagne !

— Vous êtes brouillés ?

— Pas vraiment mais elle n’est pas contente.

— Avez-vous au moins réussi à approcher le fameux éventail ?

— Même pas ! Tant que sa fille est hospitalisée, elle ne donne ni dîners ni réceptions et elle refuse de me recevoir seule sous prétexte qu’on pourrait jaser.

Ce qui fit pouffer la vieille fille :

— Vous ne devez pas savoir vous y prendre ! Je n’aurais pas cru…

— Laissons, voulez-vous ! Alors notre apprenti procureur a disparu ? Heureusement que je lui avais recommandé de se faire minuscule comme l’exigeait son rôle de chercheur de sites sacrés !

— Il a sans doute préféré celui d’amoureux bêlant. Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, les Vauxbrun, à devenir idiots à la seule vue de cette Isabel ?

— Elle ressuscite le mythe de Circé, voilà tout ! Si vous me présentiez à présent ?

Marie-Angéline l’introduisit dans le salon où depuis des siècles les Saint-Adour attendaient l’heure du dîner. La vue de la chanoinesse, de sa robe noire, de son ruban et de ses perles impressionna mais il fut vite évident que le nouveau venu lui plaisait et que l’on regrettait de moins en moins la visite des cousines. La vie grâce à elles prenait un tour passionnant, auquel l’adjonction d’un égyptologue ajoutait une touche de mystère… follement captivant ! Mais, bien sûr, Prisca s’efforçait de cacher son plaisir en face de ce qui était un drame.

Terminées les politesses de la porte, on passa à table et ce fut au tour d’Adalbert d’être agréablement surpris. Il s’attendait à un repas marqué au coin d’une austérité conventuelle. Le saumon sauce verte et les ris de veau à la Mareschale suivis d’une tarte meringuée lui remontèrent le moral et lui apportèrent une détente équivalente à celle qu’il eût goûtée rue Alfred-de-Vigny. Durant le repas, Mme de Sommières s’attacha à faire briller le visiteur afin que Prisca pût l’apprécier à sa juste valeur. On parla d’Aldo pour regretter son absence et enfin il fallut bien en venir à ce qui avait motivé l’appel au secours de Marie-Angéline : où était passé François Faugier-Lassagne ?

— Étes-vous sûre que l’aubergiste vous a dit tout ce qu’elle savait ?

— Elle n’avait aucune raison de dissimuler quoi que ce soit. Vous auriez préféré que je la laisse prévenir les gendarmes ?

— Dans l’état actuel des choses, non ! Il aurait fallu donner trop d’explications. Évidemment, s’agissant d’un magistrat, cela les aurait peut-être stimulés, mais qu’auraient-ils fait ? Enquêter à travers le pays, interrogeant les habitants de chaque maison et sans résultat ? Les Basques sont les gens les plus méfiants de la terre quand ils voient surgir un képi, et on n’aurait rien appris, en admettant que quelqu’un se rappelle – ou veuille admettre ! – l’avoir vu dans les parages. Il a dû commettre une bêtise comme s’approcher de trop près du château. Peut-être même essayer d’y entrer, surtout s’il avait pu apercevoir l’objet de sa flamme. J’ai été stupide de l’amener ici !

— Pourquoi vous y êtes-vous risqué, dans ce cas ?

— Pour qu’il se tienne tranquille. Les instructions que je lui avais données étaient formelles : il devait jusqu’à nouvel ordre se contenter d’observer le plus discrètement possible Urgarrain et ses habitants, découvrir leurs habitudes, leurs sorties…

— Le malheur, dit Mme de Sommières, c’est qu’il n’y a rien à observer, nous ne faisons que cela depuis des jours et on ne voit personne, ni dans le jardin, ni derrière une fenêtre quand l’une d’elles s’ouvre. Personne n’entre, personne ne sort. Si les cheminées ne fumaient pas et si, de temps à autre, on ne remarquait une fenêtre ouverte, on pourrait penser que cette maison est déserte. Et la nuit, il ne brille aucune lumière. Ah, j’allais oublier ! Si on ne lâchait pas des coups de fusil à grenaille sur les imprudents qui se permettent de sonner à la grille…