Adalbert ne s’attarda pas à se demander d’où Plan-Crépin avait pu sortir ce renseignement si rapidement. Il glissa le message dans la poche du peignoir et revint au téléphone.
— Que vous disais-je, ma chère amie ? On vient de m’apporter une lettre du Louvre. Je dois être impérativement à Paris samedi matin. Je prendrai donc le train vendredi soir… et ce sera avec le regret infini de quitter Biarritz sans vous avoir revue, sinon pour un verre à la sauvette au milieu d’une foule de snobs !
— Vous avez raison. Oubliez le Bar Basque et passons ensemble la soirée de jeudi !
— Vous êtes adorable ! Où voulez-vous dîner ?
— Vous savez que j’ai une préférence pour les Fleurs.
— Mille mercis pour cette joie ! Je serai devant chez vous à neuf heures.
Il reposa le combiné sur son support, poussa un soupir de soulagement et se laissa tomber sur son lit pour récupérer. Il avait craint un moment que Mme Timmermans ne lui batte froid et c’était apparemment son intention. Cette façon de retarder de jour en jour un rendez-vous était révélatrice : on entendait le punir en lui tenant la dragée haute ! Et du temps, on commençait à en manquer singulièrement. Lui tout au moins ! Il n’avait pas beaucoup menti en disant qu’il était pressé de rentrer à Paris pour savoir où en était Aldo. Celui-là n’avait pas donné signe de vie depuis son départ. Pas même à Tante Amélie, et Adalbert se posait des questions…
Il rédigea un court message à l’intention de Marie-Angéline et, du pas paisible d’un flâneur en vacances, alla le déposer à l’adresse qu’elle lui avait indiquée puis revint au Palais. Il était convenu entre eux de ne pas se rencontrer avant d’entrer en action…
Cela représentait près de quarante-huit heures à patienter. Une éternité, même pour une patience d’archéologue, et celle d’Adalbert n’était pas des plus performantes. Afin d’en venir à bout, il se rendit chez un libraire, acheta les derniers romans policiers parus d’Edgar Wallace, de Stanislas-André Steeman et d’Agatha Christie, puis rentra s’enfermer dans sa chambre avec l’intention de faire monter ses repas et de n’en bouger qu’une fois venue l’heure d’aller chercher son invitée pour l’emmener dîner aux Fleurs. C’était la meilleure manière de ne manquer aucune communication s’il en arrivait, mais rien ne vint troubler la paix de sa retraite, sinon les crises d’impatience qui le prenaient parfois et qu’il apaisait en courant à vive allure jusqu’à la pointe Saint-Martin où il s’asseyait sur un rocher, le dos au phare, pour contempler l’océan, houleux ces jours-ci, mais dont le tumulte lui plaisait. Puis, sur le même rythme, il rentrait dans son trou, prenait une douche, faisait le compte des heures de solitude qui lui restaient, sonnait pour son dîner ou son déjeuner et se replongeait dans son bouquin…
Enfin vint l’heure bienheureuse où il put enfiler son smoking et demander sa voiture. Tandis qu’il attendait, il ne pouvait s’empêcher de tapoter, par intermittence, la poche dans laquelle il cachait certaine petite fiole représentant la contribution de Prisca de Saint-Adour à une entreprise bizarre, pour ne pas dire louche, mais qu’elle élevait au niveau d’une œuvre pie :
« Avec le double, lui avait-elle dit, on endort un taureau en cinq minutes. Ce devrait être amplement suffisant. D’autre part, ça n’a aucun goût : j’ai essayé ! »
Lui aussi, évidemment. Ce qui l’avait rassuré. Pas complètement, parce qu’il s’agissait d’une femme et qu’il n’aurait jamais eu l’idée de briguer le poste d’empoisonneur en chef chez les Borgia.
Quand la voiture s’arrêta devant la Villa Amanda, il n’eut pas à attendre. Ramon le guettait et Louise Timmermans apparut presque aussitôt, extrêmement élégante dans une robe de satin noir signée Chanel dont le seul ornement était une mince écharpe de satin blanc fixée sur l’épaule par deux camélias. Une cape assortie, doublée du même satin blanc, la réchauffait. Des diamants aux oreilles, deux bracelets et un magnifique solitaire à l’annulaire droit achevaient une parure dont il lui fit un sincère compliment. Elle était radieuse ce soir et il eut un peu honte de l’espèce de traquenard qu’il lui réservait. Après tout, elle n’aurait à souffrir en rien, passerait une bonne soirée, dormirait peut-être un peu plus longtemps que d’habitude et ignorerait certainement toujours qu’elle avait possédé des émeraudes exceptionnelles… en admettant qu’elles soient vraiment sous l’éventail de plumes. Pour la première fois de sa vie, Adalbert se prenait à douter…
Le dîner fut charmant. Ce nouveau restaurant des Fleurs, avec ses larges baies donnant sur la mer et sa décoration au luxe mesuré, était une réussite. Les lumières agréablement tamisées se révélaient flatteuses pour la beauté des femmes et, ce soir, Louise retrouvait ses vingt ans…
Adalbert avait choisi une table voisine de l’un des vitrages mais plutôt au fond de la salle, afin de ne pas se retrouver entouré de dîneurs sur tous les côtés. On commença par des huîtres à la gelée de sauternes suivies de petits rougets de roche au beurre blanc et de pigeonneaux aux morilles. Pour faire plaisir à son invitée, Adalbert commanda du champagne rosé en accompagnement des deux premiers plats mais, pour les volailles, choisit un bordeaux respectable, un château-la-lagune 1909 pour lequel il avait un faible… et dans lequel la mixture de la chanoinesse se fondrait encore mieux que dans les bulles champenoises.
Au début, Louise se sentait légèrement encline à la mélancolie :
— Il faut vraiment que vous partiez demain ?
— Impératif ! Je peux vous confier qu’il s’agit d’ouvrir un nouveau chantier de fouilles sur le site d’Assouan et si les renseignements que nous avons reçus se confirmaient, il s’agirait de quelque chose d’important. Bien sûr, c’est infiniment agréable d’être auprès de vous dans ce pays enchanteur, mais vous n’ignorez pas combien j’aime mon métier…
— Ne vous en défendez pas ! C’est grâce à lui que nous avons lié connaissance… et puis notre amitié ne s’arrêtera pas là. Je suis, grâce à Dieu, libre de mon temps et des amis m’ont déjà vanté les charmes d’Assouan. Il y a, paraît-il, un hôtel divin…
— L’Old Cataract ? Une réputation méritée, en effet. Seulement il est très couru et il faut retenir longtemps à l’avance. Surtout en hiver…
Adalbert avait conscience d’enfiler des mots dont il n’était pas persuadé qu’ils eussent un sens mais le principal était de ne pas laisser tomber la conversation. L’heure fatidique approchait. Plan-Crépin et lui étaient convenus que celle-ci interviendrait à onze heures et il était moins le quart. Encore quelques minutes et on passerait à l’action…
Le hasard le favorisa au-delà de ses espérances. Soudain, alors que le sommelier venait de servir le bordeaux, Mme Timmermans s’aperçut avec horreur qu’une minuscule tache de sauce étoilait sa robe et aussitôt se leva :
— Il faut que j’aille nettoyer cela !
— On ne voit rien, fit Adalbert avec une totale hypocrisie.
— Moi, je le vois et je ne supporte pas…
Elle s’envola en direction des toilettes, laissant son compagnon aux prises avec ses ténébreuses intentions. Un coup d’œil circulaire lui ayant apprit que personne ne s’intéressait à lui, il fit adroitement tomber ses lunettes posées sur la table, se leva pour les récupérer en s’arrangeant pour être face à la fenêtre et opposer la largeur de son dos entre les autres dîneurs et ce qu’il faisait, puis vida adroitement le contenu du flacon dans le vin…
Quand Louise revint, il promenait délicatement la tulipe de cristal sous son nez en humant, les yeux mi-clos, ce nectar des dieux qu’il remuait doucement. Il se leva pour le retour de sa compagne mais sans reposer le verre :