— Goûtez, ma chère amie, c’est une pure merveille !
Elle l’imita et, pendant quelques instants, ils s’accordèrent le plaisir d’une dégustation silencieuse telle que savent l’apprécier les vrais amateurs, puis ils revinrent à leurs pigeons aux morilles dont le fumet apportait une dernière note à leur symphonie gourmande… Soudain, les yeux d’Adalbert s’arrondirent et il manqua s’étrangler avec un innocent champignon : il était onze heures tapantes et une quêteuse de l’Armée du Salut effectuait son entrée. Or, aucun doute n’était possible : c’était le long nez de Marie-Angéline qui dépassait du chapeau cabriolet de paille noire. La quête dans les restaurants de luxe était une pratique courante et personne ne s’étonna de la voir circuler entre les tables. À l’exception d’Adalbert qui ne s’y attendait pas et qu’un fou rire menaçait. Ce n’était certes pas le moment et il eut recours à son verre pour en venir à bout, cependant que sa compagne s’étonnait :
— Vous ne vous sentez pas bien, cher ami ?
Ce furent ses dernières paroles. Pour ce soir-là tout au moins. Elle vacilla légèrement, ses yeux se fermèrent et elle se fût effondrée dans son assiette si Adalbert, se penchant en avant, ne l’avait maintenue :
— Mon Dieu, Louise, mais qu’avez-vous ?
Il se hâta de mouiller sa serviette à l’aide d’une carafe d’eau et d’en baigner ses tempes sans obtenir le moindre résultat : renversée dans son fauteuil, Louise n’ouvrit pas l’œil. Autour d’eux, naturellement, un remous s’était formé. Une dame offrit un flacon de sels qu’elle promena sous le nez de Louise, ce qui la fit éternuer mais sans autre amélioration.
— Il faut appeler un médecin, dit quelqu’un, et c’est alors que Plan-Crépin intervint :
— Si vous permettez, dit-elle avec autorité, je suis secouriste diplômée.
On lui fit place et elle se livra à un bref examen, soulevant une paupière, écoutant le cœur, tâtant le pouls :
— Ne pourriez-vous, Monsieur, la porter hors d’ici que l’on puisse l’étendre ? Il y a trop de monde et cela gêne sa respiration.
— Vous avez raison !
Il souleva Mme Timmermans. Son inquiétude était évidente et personne ne s’étonna qu’un faux mouvement lui fît renverser l’un des deux verres de vin, déjà plus qu’à moitié vide. Le directeur les conduisit dans un petit salon où Louise fut étendue sur un canapé, la tête soutenue par des coussins. Elle parut s’y trouver bien et se mit en chien de fusil, un vague sourire aux lèvres. Ce que ne put que constater le médecin du casino appelé d’urgence :
— C’est incroyable, constata-t-il, mais elle fonctionne parfaitement. Simplement, elle dort !
— Comment ça, elle dort ? s’étonna Adalbert, jouant le jeu.
— Constatez vous-même !
Adalbert lui appliqua des tapes qui n’obtinrent d’autre résultat qu’un léger ronflement.
— A-t-elle bu ou mangé autre chose que vous ? demanda-t-il à Adalbert. Elle sent l’alcool.
— Ici, non. Quand je suis allé la chercher, je sais qu’elle venait d’assister à un cocktail…
Parfaitement imaginaire mais qui faisait joli dans le tableau.
Le médecin leva des épaules impuissantes :
— Le mieux est de la laisser dormir. Ramenez-la chez elle, Monsieur, et confiez-la à sa femme de chambre qui, au besoin, appellera son médecin traitant, ce que je n’ai pas l’honneur d’être, ajouta-t-il avec un sourire indiquant qu’il savait à qui il avait affaire.
Adalbert reprit alors la parole :
— Malheureusement c’est le jour de sortie de sa camériste…
— Si vous le souhaitez, je peux vous accompagner ? proposa aussitôt Marie-Angéline.
— Je vous en serais reconnaissant, Madame ! Pourriez-vous, Monsieur le directeur, prier le portier d’avancer ma voiture, dit-il en rendant le numéro qu’on lui avait donné. En outre, faites-moi apporter ma note.
Ce fut vite expédié. Quelques minutes plus tard, tous trois prenaient la direction de la Villa Amanda mais les deux complices se gardèrent de parler, dans l’ignorance de la profondeur du sommeil de leur victime.
Enfin la voiture s’arrêta devant la maison obscure.
— Je suppose qu’elle a sa clef, fit Plan-Crépin en s’emparant du sac de soirée en satin brodé.
— D’abord sonner ! Il y a le maître d’hôtel… Il s’appelle Ramon.
Un moment s’écoula avant qu’il ne parût à l’une des fenêtres du premier étage, visiblement réveillé de frais.
— Qu’est-ce que c’est ?
— M. Vidal-Pellicorne et une demoiselle de l’Armée du Salut. Nous ramenons Mme Timmermans qui a eu un malaise…
— Je viens ! Mais elle a sa clef, vous savez ?
Encore un qui n’aime pas être tiré de ses couvertures en pleine nuit ! songea Adalbert. Il serait certainement ravi d’y retourner.
Cinq minutes après, les deux hommes portaient Louise à travers la maison, suivis de l’imperturbable salutiste qui suggéra :
— Il faudrait peut-être prévenir sa femme de chambre ?
— C’est son jour de sortie : elle ne sera là que demain matin et la cuisinière n’habite pas la villa… Faut-il appeler un docteur ?
— Celui du casino Bellevue vient de l’examiner. Il dit que le mieux est de la laisser dormir. Je ne voudrais pas médire… mais elle a dû boire un petit peu trop. Vous verrez demain si elle exprime le désir de le consulter…
Ramon eut un soupir de soulagement :
— Ah, je préfère ! Si vous avez l’obligeance de continuer à m’aider, Monsieur, nous pourrions la porter dans sa chambre où Mademoiselle acceptera peut-être de la mettre au lit.
— Bien volontiers !
Tandis que l’on montait Mme Timmermans, le cœur d’Adalbert battait la chamade. Celui de Marie-Angéline, à l’unisson, en dépit de la froide dignité de son maintien. Allaient-ils enfin être payés de leur peine ou l’éventail qu’ils cherchaient n’était-il qu’une illusion de plus ?
L’appartement de la reine du chocolat ressemblait à une bonbonnière. Ce n’étaient que mousselines blanches, satins brochés roses, coussins, et, en dehors du lit drapé desdites mousselines, quelques jolis meubles Louis XVI bien choisis et parfaitement authentiques. Sur la coiffeuse nappée de dentelles de Malines, des flacons de cristal gravé d’or, plusieurs parfums différents, une collection de brosses et de peignes, sans compter nombre de petits pots de crèmes de beauté. Quelques gravures d’un goût sûr ornaient les murs.
Une fois Louise déposée sur son lit – la couverture était faite et une chemise de nuit de crêpe de Chine blanche disposée sur l’oreiller –, les deux hommes se retirèrent. Adalbert ayant annoncé qu’il attendrait la sœur salutiste pour la rapatrier, Ramon se hâta de lui proposer quelque chose à boire et il accepta un whisky.
— Il y a le nécessaire dans le salon à côté de l’entrée, à main droite. Le meuble sur lequel sont posés les flacons est un réfrigérateur, le renseigna cet homme qui, à l’évidence, brûlait d’envie de regagner son lit.
Adalbert l’y encouragea :
— Inutile que vous perdiez votre nuit entière. En repartant, je jetterai les clefs dans la boîte aux lettres…
— Oh ! Je remercie mille fois Monsieur ! J’ai eu une lourde journée de nettoyage, Madame étant très stricte sur le moindre grain de poussière.
— Le contraire m’eût étonné ! Dormez bien, mon ami !
N’étant encore jamais entré dans la maison, Adalbert, un verre en main, commença par visiter le rez-de-chaussée pour calmer son énervement croissant. Il était impatient de monter voir ce que faisait Marie-Angéline. Au bout d’un moment qui lui parut durer un siècle, il n’y tint plus, grimpa l’escalier – couvert d’un large chemin en moquette bleue – sans faire le moindre bruit et alla gratter discrètement à la porte. Ne recevant pas de réponse, il recommença, puis une troisième fois et, inquiet finalement, se décida à ouvrir. Mme Timmermans reposait paisiblement dans sa chemise blanche et dans son lit rose, une veilleuse allumée à son chevet… mais Marie-Angéline était invisible…