— Sauf si un juge quelconque nous délivrait une commission rogatoire ! Sacrebleu, Prisca, vous ne me ferez pas croire que vous n’avez aucune relation avec la magistrature de ce pays ? Un éleveur – ce que vous êtes ! – est soumis à des lois, qu’elles lui plaisent ou non, et ne peut pas passer une vie entière sans s’y trouver confronté un jour ou l’autre et avoir à en discuter ?
— Eh bien si, justement ! Je n’ai jamais eu de problèmes de bornage, ou de vols d’animaux ! Aucune vache ne s’est jamais enfuie de chez moi pour se faire conter fleurette par un bestiau voisin et je n’ai jamais eu à déposer la moindre plainte ni à en répondre.
— Bravo ! L’âge d’or ou quelque chose qui y ressemble ! constata la marquise, exaspérée. Seulement, avec cette tribu mexicaine, je redoute que le serpent se soit introduit dans votre éden et n’y fasse des siennes. Alors il n’est pas question de laisser le jeune Faugier-Lassagne disparaître dans la nature sans bouger un doigt pour le retrouver ! Si seulement Aldo était là !
— À défaut, on pourrait appeler Adalbert ? proposa Marie-Angéline. Il l’a amené à l’auberge et il n’est qu’à quelques kilomètres.
— Il faut espérer qu’il ne soit pas reparti pour Paris s’il a trouvé ce qu’il cherchait.
— Pas sans nous prévenir. On le saurait ! Nous sommes vraiment pessimiste, aujourd’hui ?
— On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a ! Dépêchez-vous de lui téléphoner ! Par ce temps-là, il ne doit pas être en train de se promener avec la reine du chocolat ! Je me demande même ce qu’il peut bien faire ?
À cette minute précise, il déjeunait avec Mme Timmermans au charmant restaurant des Fleurs du casino Bellevue, en attendant de disputer une partie de bridge chez une amie de la dame. Depuis le départ massif de la « famille », il s’ennuyait comme un rat mort. Ce n’était pourtant pas faute d’activités ! Ravie de son acquisition, Louise Timmermans l’emmenait partout, le promenant tel un trophée, voire un animal savant débitant des discours passionnants sur l’Égypte ancienne dès l’instant où on l’en priait. Partout, oui… mais pas chez elle !
— Tant que ma fille est à la clinique, je ne peux décemment vous recevoir qu’au milieu d’autres invités. Autrement, on pourrait jaser !
De quoi, mon Dieu ? Louise Timmermans était charmante mais elle comptait vingt bonnes années de plus que lui. En outre, il lui suffisait de se regarder dans un miroir pour s’assurer qu’il ne possédait aucun point commun avec ces jolis sigisbées – petits cousins ou secrétaires très particuliers ! – que traînaient derrière elles certaines dames d’âge mûr de la haute société à Biarritz comme à Cannes, Monte-Carlo ou Deauville. Trop élevées au-dessus du commun des mortels pour avoir souci du qu’en-dira-t-on, mais ce n’était pas le cas de la veuve du chocolatier. N’ayant rien à se reprocher, elle refusait de s’en donner les apparences. On ne pouvait lui en vouloir pour ça ! Livré à ses seules forces, Vidal-Pellicorne se mettait la cervelle à la torture pour trouver un moyen de passer quelques instants en tête à tête avec l’éventail de plumes et son coffret. Se sachant capable de faire aboutir ce projet, il commençait à envisager l’idée d’un cambriolage pur et simple avec les risques inhérents à l’absence d’aide extérieure et au fait qu’il faudrait opérer en pleine nuit dans la chambre même de la dame endormie quand, rentrant à l’hôtel pour se changer après un bridge où, distrait, il avait perdu tout ce qu’il voulait, on lui remit un billet. Il avait reçu un coup de téléphone de Mlle du Plan-Crépin avec le numéro d’appel correspondant. Qu’il se hâta de demander…
La disparition du jeune Faugier-Lassagne lui fit l’effet d’un révulsif. Depuis le départ d’Aldo, il s’était concentré sur le trésor supposé de la Villa Amanda, oubliant les gens de l’arrière-pays. Marie-Angéline le ramenait sans douceur à une réalité singulièrement plus inquiétante qu’il ne l’aurait imaginé.
— J’arrive, fit-il sobrement, assez content, au fond, d’échapper au dîner de gala sur les bords du lac Chiberta où il devait accompagner Louise Timmermans.
Naturellement il se devait en priorité de s’excuser auprès d’elle : à son immense regret, il lui fallait rejoindre d’urgence un ami qui venait d’être victime d’un accident à quelques kilomètres de Biarritz… Hélas ! Il n’eut même pas le temps de parfaire son mensonge :
— Mais vous ne pouvez pas m’infliger cela, cher ami ! Songez à l’importance de cette soirée que présideront le roi et la reine d’Espagne !
— Sans doute, et je vous prie de croire que, s’il ne s’agissait d’une circonstance exceptionnelle, je ne serais pas en train de vous demander de m’excuser… Vous avez de nombreux amis qui seront trop heureux de vous escorter et qui d’ailleurs doivent m’accuser de vous accaparer.
— Peut-être, mais je ne m’amuse jamais autant qu’avec vous, Adalbert !
— Pour une fois vous vous amuserez moins, ce n’est pas dramatique et nous rattraperons ce retard quand je serai rassuré…
— Écoutez, il me vient une idée ! Vous venez de dire que l’accident s’est produit à… quelques kilomètres ! Eh bien, ce n’est pas difficile ! Je passe vous prendre avec ma voiture, je vous accompagne là-bas où vous constatez que ce n’est pas si grave. Je suis persuadée que nous rentrerons à temps pour la fête. Elle ne commence pas avant dix heures du soir et il n’est que sept heures… C’est décidé : j’accours !
S’il y avait une chose qu’Adalbert détestait, c’étaient les gens envahissants. Celle-là, sous ses airs insouciants, aimables et compréhensifs, se révélait aussi « collante » que sa fille l’avait été avec Aldo. Grâce au Ciel, aucun mari jaloux ne risquait de venir compléter le tableau mais il était temps de tirer les freins.
— Je vous supplie de n’en rien faire ! dit-il sèchement. Je dois y aller et y aller seul ! Nous avons, il me semble, noué des liens suffisamment amicaux pour que vous compreniez sans qu’il me soit nécessaire d’insister !
— Mais enfin ? Justement, puisque nous sommes de grands amis… Et d’abord où est-ce ?
— Si vous voulez vraiment que nous restions amis, Louise, ne me posez plus de questions ! Je vous donnerai des nouvelles dès que je le pourrai. Je vous souhaite une excellente soirée et je vous baise les mains…
— Mais…
Il raccrocha avant d’en entendre davantage, prévint la réception qu’il s’absentait pour une durée indéterminée, se précipita dehors, sauta dans la voiture et démarra sur les chapeaux de roues. Il n’aurait plus manqué qu’elle vienne l’attendre afin de le suivre discrètement pour voir où il se rendait ! S’efforçant de sortir Mme Timmermans de son esprit, il se consacra à la route où la circulation était relativement dense, s’aperçut qu’un de ses phares ne fonctionnait pas et donna libre cours à sa mauvaise humeur, sacrant et jurant pendant dix bonnes minutes en mélangeant les voitures de location – jamais sa chère petite Amilcar qu’Aldo jugeait trop bruyante ne lui aurait joué ce tour ! –, les veuves de chocolatier envahissantes et les substituts de procureur incapables de se conduire convenablement. Finalement, il faisait nuit noire quand son phare solitaire lui révéla la grille de Saint-Adour…
Marie-Angéline l’attendait, le nez collé aux petits carreaux de la porte du vestibule, et, naturellement, se précipita à sa rencontre :
— Ce que je suis heureuse de vous voir ! s’exclama-t-elle. J’avais si peur que vous ne puissiez venir !
— Ça a tenu à un cheveu et j’ai eu un mal de chien à me débarrasser de dame Timmermans ! Elle tenait absolument à m’emmener dîner avec le roi d’Espagne !
— Vous êtes brouillés ?
— Pas vraiment mais elle n’est pas contente.
— Avez-vous au moins réussi à approcher le fameux éventail ?
— Même pas ! Tant que sa fille est hospitalisée, elle ne donne ni dîners ni réceptions et elle refuse de me recevoir seule sous prétexte qu’on pourrait jaser.