— Vous me raconterez en détail ce soir. Où voulez-vous que nous dînions ?
— Oh, je suis désolée mais ce soir je ne suis pas libre, le cher général tient absolument à me rendre mon invitation d’hier soir. C’est bien naturel, n’est-ce pas ?
Mécontent, Adalbert pensa qu’il eût été encore plus naturel qu’on le conviât, lui, puisqu’il avait payé pour la soirée de charité…
— Mais comment donc ? Puis-je demander des nouvelles de la baronne ?
— Oh, elle est en voie de guérison mais ne veut pas lâcher sa clinique tant que les marques de ce qu’elle a subi n’auront pas complètement disparu.
— On peut la comprendre : une jolie femme a de ces délicatesses. Eh bien… puis-je vous retenir pour après-demain ?
— Je ne sais pas encore mais nous pourrions boire un verre au Bar Basque vers midi…
— Demain ?
— Non, jeudi. Demain, institut de beauté ! Je consacre la journée à ma remise en forme !
— Comme si vous en aviez besoin ! fit-il d’un ton platement courtisan qui l’écœura lui-même. Enfin, va pour le Bar Basque mais faites-moi la grâce de me retenir votre soirée. Je vais devoir rentrer bientôt à Paris…
— Déjà ?
— Eh oui, la semaine de Pâques est finie et j’ai des obligations auxquelles je ne peux me dérober…
— Vous préparez une campagne de fouilles, peut-être ?
— C’est possible et cela demande une longue et minutieuse préparation, comme vous devez le penser !
— Passionnant, et quel site avez-vous choisi ?
— Ce sont des choses, chère amie, que l’on ne dit pas au téléphone. Vous n’avez pas idée de l’espionnage qui règne dans notre petit monde. Une parole de trop et, lorsque vous arrivez sur place, vous trouvez un concurrent installé depuis la veille ! Ah, veuillez m’excuser un instant : on frappe… Entrez ! cria-t-il.
Un groom rouge, noir et or parut portant une lettre sur un petit plateau. Il la remit, empocha le pourboire que lui octroyait Adalbert, salua et disparut tandis que ce dernier ouvrait l’enveloppe où s’étalait la grande écriture baroque de Marie-Angéline. Quelques mots seulement à l’intérieur : « La femme de chambre sort le jeudi. Débrouillez-vous, sinon cela fait une semaine de plus à attendre ! »
Adalbert ne s’attarda pas à se demander d’où Plan-Crépin avait pu sortir ce renseignement si rapidement. Il glissa le message dans la poche du peignoir et revint au téléphone.
— Que vous disais-je, ma chère amie ? On vient de m’apporter une lettre du Louvre. Je dois être impérativement à Paris samedi matin. Je prendrai donc le train vendredi soir… et ce sera avec le regret infini de quitter Biarritz sans vous avoir revue, sinon pour un verre à la sauvette au milieu d’une foule de snobs !
— Vous avez raison. Oubliez le Bar Basque et passons ensemble la soirée de jeudi !
— Vous êtes adorable ! Où voulez-vous dîner ?
— Vous savez que j’ai une préférence pour les Fleurs.
— Mille mercis pour cette joie ! Je serai devant chez vous à neuf heures.
Il reposa le combiné sur son support, poussa un soupir de soulagement et se laissa tomber sur son lit pour récupérer. Il avait craint un moment que Mme Timmermans ne lui batte froid et c’était apparemment son intention. Cette façon de retarder de jour en jour un rendez-vous était révélatrice : on entendait le punir en lui tenant la dragée haute ! Et du temps, on commençait à en manquer singulièrement. Lui tout au moins ! Il n’avait pas beaucoup menti en disant qu’il était pressé de rentrer à Paris pour savoir où en était Aldo. Celui-là n’avait pas donné signe de vie depuis son départ. Pas même à Tante Amélie, et Adalbert se posait des questions…
Il rédigea un court message à l’intention de Marie-Angéline et, du pas paisible d’un flâneur en vacances, alla le déposer à l’adresse qu’elle lui avait indiquée puis revint au Palais. Il était convenu entre eux de ne pas se rencontrer avant d’entrer en action…
Cela représentait près de quarante-huit heures à patienter. Une éternité, même pour une patience d’archéologue, et celle d’Adalbert n’était pas des plus performantes. Afin d’en venir à bout, il se rendit chez un libraire, acheta les derniers romans policiers parus d’Edgar Wallace, de Stanislas-André Steeman et d’Agatha Christie, puis rentra s’enfermer dans sa chambre avec l’intention de faire monter ses repas et de n’en bouger qu’une fois venue l’heure d’aller chercher son invitée pour l’emmener dîner aux Fleurs. C’était la meilleure manière de ne manquer aucune communication s’il en arrivait, mais rien ne vint troubler la paix de sa retraite, sinon les crises d’impatience qui le prenaient parfois et qu’il apaisait en courant à vive allure jusqu’à la pointe Saint-Martin où il s’asseyait sur un rocher, le dos au phare, pour contempler l’océan, houleux ces jours-ci, mais dont le tumulte lui plaisait. Puis, sur le même rythme, il rentrait dans son trou, prenait une douche, faisait le compte des heures de solitude qui lui restaient, sonnait pour son dîner ou son déjeuner et se replongeait dans son bouquin…
Enfin vint l’heure bienheureuse où il put enfiler son smoking et demander sa voiture. Tandis qu’il attendait, il ne pouvait s’empêcher de tapoter, par intermittence, la poche dans laquelle il cachait certaine petite fiole représentant la contribution de Prisca de Saint-Adour à une entreprise bizarre, pour ne pas dire louche, mais qu’elle élevait au niveau d’une œuvre pie :
« Avec le double, lui avait-elle dit, on endort un taureau en cinq minutes. Ce devrait être amplement suffisant. D’autre part, ça n’a aucun goût : j’ai essayé ! »
Lui aussi, évidemment. Ce qui l’avait rassuré. Pas complètement, parce qu’il s’agissait d’une femme et qu’il n’aurait jamais eu l’idée de briguer le poste d’empoisonneur en chef chez les Borgia.
Quand la voiture s’arrêta devant la Villa Amanda, il n’eut pas à attendre. Ramon le guettait et Louise Timmermans apparut presque aussitôt, extrêmement élégante dans une robe de satin noir signée Chanel dont le seul ornement était une mince écharpe de satin blanc fixée sur l’épaule par deux camélias. Une cape assortie, doublée du même satin blanc, la réchauffait. Des diamants aux oreilles, deux bracelets et un magnifique solitaire à l’annulaire droit achevaient une parure dont il lui fit un sincère compliment. Elle était radieuse ce soir et il eut un peu honte de l’espèce de traquenard qu’il lui réservait. Après tout, elle n’aurait à souffrir en rien, passerait une bonne soirée, dormirait peut-être un peu plus longtemps que d’habitude et ignorerait certainement toujours qu’elle avait possédé des émeraudes exceptionnelles… en admettant qu’elles soient vraiment sous l’éventail de plumes. Pour la première fois de sa vie, Adalbert se prenait à douter…
Le dîner fut charmant. Ce nouveau restaurant des Fleurs, avec ses larges baies donnant sur la mer et sa décoration au luxe mesuré, était une réussite. Les lumières agréablement tamisées se révélaient flatteuses pour la beauté des femmes et, ce soir, Louise retrouvait ses vingt ans…
Adalbert avait choisi une table voisine de l’un des vitrages mais plutôt au fond de la salle, afin de ne pas se retrouver entouré de dîneurs sur tous les côtés. On commença par des huîtres à la gelée de sauternes suivies de petits rougets de roche au beurre blanc et de pigeonneaux aux morilles. Pour faire plaisir à son invitée, Adalbert commanda du champagne rosé en accompagnement des deux premiers plats mais, pour les volailles, choisit un bordeaux respectable, un château-la-lagune 1909 pour lequel il avait un faible… et dans lequel la mixture de la chanoinesse se fondrait encore mieux que dans les bulles champenoises.
Au début, Louise se sentait légèrement encline à la mélancolie :
— Il faut vraiment que vous partiez demain ?
— Impératif ! Je peux vous confier qu’il s’agit d’ouvrir un nouveau chantier de fouilles sur le site d’Assouan et si les renseignements que nous avons reçus se confirmaient, il s’agirait de quelque chose d’important. Bien sûr, c’est infiniment agréable d’être auprès de vous dans ce pays enchanteur, mais vous n’ignorez pas combien j’aime mon métier…