Ce en quoi Alcide ne se trompait pas. Arrivé à Austerlitz, Morosini se dirigea droit sur le Paris-Hendaye-San Sébastian qui ne partait que dans vingt minutes et montra son billet à un préposé chargé d’un wagon de couchettes de 1re classe. Alcide Truchon se rua sur le téléphone le plus proche et appela son client :
— Il s’apprête à partir pour Saint-Jean-de-Luz.
— Vous êtes sûr ?
— Absolument, et de plus sous un faux nom : Michel Morlière, journaliste…
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je n’en ai pas la moindre idée… Qu’est-ce que je dois faire ?
— Le suivre ! Évidemment ! Le train n’est pas encore parti ?
— Non. Dans dix minutes seulement.
— Alors vous êtes prié de vous dépêcher.
Et l’on raccrocha ! Avec un soupir à fendre l’âme, Alcide Truchon s’en alla prendre son billet… en se demandant combien de temps il allait devoir se traîner à la suite de ce Vénitien impossible.
Si l’on n’avait approché de la fin – certainement très difficile ! – d’une partie dans laquelle il avait joué plus souvent le rôle du gibier que celui du chasseur, Morosini eût mieux apprécié le charme indéniable de Saint-Jean-de-Luz. Au contraire de Biarritz, où grands hôtels, villas et lieux de plaisir avaient absorbé le petit port, sa voisine, préservant jalousement son patrimoine historique, avait permis à la modernité – et encore modérée ! – de s’installer uniquement en dehors de son port baleinier. Durant les quelques jours du mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse, ne s’était-elle pas haussée au rang de capitale de la France ?
L’hôtel de l’Infante, à quelques pas de la maison du même nom, était un établissement de taille modeste mais accueillant et sympathique, tenu par un couple d’une cinquantaine d’années dont le mari arborait une tête de contrebandier à l’œil singulièrement vif et la femme, qui avait l’air sortie du dernier acte de Carmen, se distinguait par un râtelier éclatant qui la faisait zozoter. Aldo était attendu et fut reçu avec l’amabilité due à chaque client convenable, mâtinée d’une pointe de curiosité.
— Vous êtes journaliste ? demanda Madame avec un intérêt non dissimulé. Quel beau métier ! Et pour quel journal ?
— Ne pose pas tant de questions ! grogna le mari. C’est indiscret.
— C’est sans importance, l’apaisa Aldo en illuminant son plus beau sourire. Je pourrais répondre pour tous et pour chacun. Je suis ce que l’on appelle free-lance.Je fais un reportage sur un sujet qui m’intéresse et je le vends au plus offrant. En ce moment, c’est la grande pêche : celle à la baleine !
Il avait trouvé le chemin du cœur de ses hôtes qui se montrèrent passionnés et lui promirent de faire de leur mieux pour qu’il soit content de son séjour. Madame lui montrait sa chambre à l’instant précis où Alcide Truchon, décidé à suivre son homme au plus près, faisait son entrée pour demander un logement mais, apparemment, il ne bénéficiait pas du même charisme car l’œil de Bixente Laralde, le patron, se fit inquisiteur :
— Qu’est-ce qui vous amène par ici en cette saison ? Le tourisme ?
— Oh, non ! Le travail ! Je suis journaliste !
— Tiens donc ! Et vous vous intéressez à quoi ? La pelote basque ?
Alcide prit un air rêveur :
— Plus tard peut-être ? Pour l’heure ce serait plutôt la pêche à la baleine !
— Ben, vous voyez, fit Laralde en frappant sa paume de son poing fermé, je l’aurais juré !
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Vous avez la tête de l’emploi ! Votre chambre est au second étage : le 23.
En rejoignant sa femme, l’hôtelier lui confia :
— Celui-là, il va falloir s’en méfier ! Quelque chose me dit que c’est un espion…
Ce en quoi il ne se trompait pas beaucoup…
Le rendez-vous n’étant que pour le soir, Aldo passa la journée dans sa chambre à se reposer et à réfléchir. L’humeur était sombre. D’abord parce que, habitué des sleepings, il avait mal dormi dans la couchette que lui avait royalement allouée le salopard qui tirait les ficelles de sa vie. Il n’y était pas seul, et les ronflements sonores de ses deux compagnons – par chance, l’une des couchettes était inoccupée – l’avaient propulsé dans le couloir au moins autant que l’odeur de transpiration, d’autant plus pénible à supporter que, partisans du huis clos, les voyageurs en question s’étaient fermement opposes à l’ouverture même modeste de la fenêtre. C’est seulement après l’arrêt de Bordeaux où pas mal de monde descendait qu’il avait eu la chance de trouver un compartiment vide où il s’était réfugié avec béatitude. Aussi, après l’excellent déjeuner d’Arranxa Laralde composé de charcuteries locales, d’une énorme tranche de thon à la basquaise et d’un gâteau maison, arrosés d’Irroulégui, éprouva-t-il le besoin d’une petite sieste. Au contraire d’Adalbert qui tenait le repos méridien pour l’un des beaux-arts et s’endormait à volonté n’importe où et dans n’importe quelle position, il détestait cette coupure dont il assurait qu’on en sortait l’œil vitreux et la bouche épaisse. Mais cette fois il y sacrifia sans peine en pensant avec sagesse qu’il allait avoir besoin de toutes ses forces.
Il en émergea deux heures plus tard frais comme un gardon et décida d’aller faire un tour en ville pour voir de plus près les belles demeures anciennes, dire une prière à l’église Saint-Jean-Baptiste où, près de trois siècles auparavant, le jeune Louis XIV en habit de drap d’or voilé d’une fine dentelle noire avait épousé une petite infante blonde en robe de satin blanc brodée de fleurs de lis d’or comme son lourd manteau de pourpre. Deux robes impressionnantes les entouraient, celle, noire, de la reine mère Anne d’Autriche et la simarre amarante du cardinal Mazarin qui signait là son chef-d’œuvre avant de s’en aller vers sa fin…
Saisi par l’ambiance, Aldo s’attarda dans la magnifique église au fameux retable doré dû au sculpteur Martin de Bidache, à la nef unique entourée de trois rangs de galeries en bois sculpté où, le dimanche, les hommes accédaient par un étroit escalier pour chanter la gloire du Seigneur avec des voix de bronze. Et, surtout, il pria longtemps, avec ferveur, pour que d’autres que lui n’eussent pas à pâtir de la dangereuse aventure à laquelle on l’avait contraint. La tentation était grande de téléphoner à Saint-Adour pour retrouver la voix chaleureuse de Tante Amélie ou celle de Plan-Crépin. Les savoir si proches était une tentation à laquelle il fallait surtout se garder de céder : elle risquait de déclencher une catastrophe. Grâce à Dieu, il avait pu, avant de quitter Paris, avoir Lisa au téléphone. Rien à signaler à Vienne, sauf les jumeaux qui commençaient à réclamer de plus vastes espaces que le jardin intérieur étriqué du palais grand-maternel…
Ayant accordé à son âme le réconfort de cette halte dans la maison de Dieu, Aldo gagna la place Louis-XIV pour s’y réchauffer le corps à l’aide d’un café mais ne s’attarda pas. Le soir allait bientôt tomber et, ne sachant trop quand l’ennemi prendrait contact avec lui, il tenait à se trouver à pied d’œuvre.
Col relevé et les mains au fond des poches de son manteau pour se préserver de la fraîcheur qui venait, il reprenait le chemin de son hôtel et marchait le long du quai lorsqu’un cycliste le dépassa :
— Tout va bien, Monsieur Morlière ? lança-t-il sans se retourner.
En dépit de ses soucis, Aldo ne put retenir un sourire qui acheva de le détendre : cet inconnu, empaqueté d’un caban de marin et d’un ample béret basque, qui s’éloignait en abandonnant ses pédales pour écarter les jambes et les reprendre à la manière d’un joyeux drille en goguette, l’avait salué avec la voix d’Adalbert…