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« Mon neveu Pedro a adhéré sans hésiter à son idée. J’étais, je l’avoue, plus réticente. Serions-nous capables de racheter ce bien ? Miguel m’a répondu qu’un seul de mes bijoux pourrait suffire. De plus, l’un de ses amis était en relations avec un antiquaire parisien de réputation mondiale qu’il ferait venir à Biarritz et s’arrangerait pour que nous le rencontrions… J’avoue qu’à mon tour la perspective de vivre sous d’autres cieux m’a séduite, puisqu’il était impossible de retourner chez nous. Et nous sommes partis… À Biarritz, Miguel nous a présenté ce Vauxbrun… À présent, vous savez tout ! »

En même temps, elle se levait, comme prise d’une soudaine envie d’en finir. Peut-être regrettait-elle de s’être laissée aller à se confier à une étrangère appartenant au camp ennemi, mais Tante Amélie s’y était préparée. Très certainement, Luisa n’avait pas envie de lui dire la façon dont ils avaient réussi à piéger Vauxbrun jusqu’à l’amener à acheter château et contenu pour le leur offrir et ensuite proposer le fructueux mariage… C’était déjà une chance d’avoir réussi à tirer quelques réponses de cette femme monolithique, sa contemporaine sans doute et qui, comme elle-même, restait fidèle aux modes de sa jeunesse. Ce qui était la sagesse. On imaginait mal son corps épais dans les fluides créations des couturiers modernes. En revanche, la sévère robe noire à col baleiné remontant sous les oreilles, la jupe esquissant un mouvement de traîne dont l’arrière drapé évoquait les anciennes tournures lui convenaient et ne la ridiculisaient pas. Elle était beaucoup trop imposante pour cela…

— Il me reste à vous remercier, Madame, pour ces instants d’entretien. Puis-je vous demander des nouvelles de votre petite-fille ? Est-elle… remise ?

— Quand on est une Vargas, on ne se remet pas d’une offense publique ! Elle s’enferme dans son orgueil et dans sa chambre. Et elle prie !

— Comme c’est bien ! approuva la marquise qui avait failli demander quelle sorte de dieu elle priait.

On échangea de protocolaires saluts puis Doña Luisa, estimant sans doute qu’elle en avait assez fait pour sa visiteuse, retrouva son coin de feu sans prendre la peine de la raccompagner. Dans le vestibule, celle-ci retrouva Romuald qui, en l’aidant à remettre ses fourrures, réussit à glisser un petit papier plié dans son manchon. Puis il la précéda jusqu’à sa voiture dont il ouvrit la portière et l’aida à monter sans émettre autre chose qu’un « Bonsoir, Madame la marquise » respectueux, auquel elle répondit par un signe de tête et l’ombre d’un sourire. La voiture démarra et sortit de l’hôtel. À peine dans la rue, elle alluma le plafonnier, sortit le billet, prit son face-à-main et lut :

« Une voiture est venue cette nuit, vers une heure du matin. Les deux Guardi sont partis et aussi la table à trictrac du salon Vert… »

Seigneur ! pensa Tante Amélie qui se souvenait que la table en question provenait de l’appartement de la reine au château de Fontainebleau. Est-ce que ces gens sont vraiment réels ou est-ce que je deviens folle ?

Ce fut pour cette seconde hypothèse qu’Aldo opta quand, rentrée à la maison elle le trouva associé dans une commune fureur avec Adalbert et Plan-Crépin.

— Voulez-vous me dire ce que vous êtes allée faire là-bas et sans même m’avertir ?

— Et sans moi… fit la troisième en écho.

Ce qu’Adalbert compléta d’un :

— N’était-ce pas imprudent ?

La scène se passait dans le vestibule où ils s’étaient précipités d’un élan unanime en entendant rentrer la voiture. Sans s’émouvoir, Tante Amélie les regarda l’un après l’autre d’un œil singulièrement frondeur :

— Qu’est-ce que ce comité d’accueil ? Vous êtes quoi ? Minos, Eaque et Rhadamante, les trois juges des Enfers ?… Eh bien, je vous répondrai quand j’aurai bu un verre de champagne ! Et vous, Plan-Crépin, au lieu de bêler, venez m’ôter cette toque de sur la tête !

Suivie des trois autres, elle se mit en marche en direction de son jardin d’hiver, s’installa dans son fauteuil douillet et attendit qu’on la serve. Quand ce fut fait, elle but tranquillement et soupira :

— Ah, j’en avais besoin ! Où est passée la réputation d’hospitalité des hacienderosmexicains ? Cette femme ne m’a seulement pas offert un verre d’eau…

— Ne me faites pas rire, grogna son neveu. Vous n’en auriez pas voulu ! En outre, elle a dû se demander ce que vous veniez faire chez elle ?

— Essayer d’en savoir un peu plus ! J’espérais qu’un face-à-face, sans témoins, entre…

— Grandes dames ? suggéra Aldo, caustique.

— Justement ! Car c’en est une, figure-toi ! Et authentique, j’en ai la certitude… même si son style n’a rien à voir avec l’idée qu’en Europe nous nous faisons de l’espèce. D’ailleurs, si elle porte un grand nom espagnol, je jurerais qu’il y a en elle du sang de Montezuma ou je ne sais quel empereur aztèque. Elle m’a dit qu’elle et les siens descendaient du soleil et elle se réfère davantage « aux dieux » qu’à Notre-Seigneur Jésus-Christ ! À présent, prenez un verre, asseyez-vous et écoutez-moi. Tiens, débarrasse-moi de ça ! ajouta-t-elle en tendant à son neveu le billet déplié. Romuald vient de me le remettre. Tu peux dire adieu à tes Guardi !

— Une grande dame, hein ?

— Cela ne change rien. Je la vois mal jouer les déménageurs !

— Et vous n’avez vu qu’elle ?

— Elle seule. Et Romuald ! Vous m’écoutez, oui ou non ?

— Oui ! Excusez-moi.

Le récit fut bref, concis. À l’instar de Morosini, Mme de Sommières savait raconter sans fioritures inutiles. Pourtant, elle ne put s’empêcher de revenir sur la personnalité de Luisa de Vargas. Peut-être parce qu’elle ne doutait pas un seul instant qu’elle lui eût dit la vérité. Qu’elle fût brutale, cassante, aucun doute là-dessus mais, à cause de ce tempérament abrupt, elle devait juger indigne d’elle de déguiser si peu que ce soit sa façon de voir les choses… Aldo l’observait. Il lui en fit la remarque :

— Ma parole, elle vous a séduite ?

— Pas le moins du monde ! Ce qu’elle m’inspire, c’est un certain… respect. Je la crois à la poursuite d’un rêve et sans doute prête à tout pour le réaliser. À condition qu’il soit encore possible !

— Je crois, moi, fit Adalbert, que ces gens ont décidé de mettre la main sur la fortune de Vauxbrun dans le dessein, élémentairement simple, de rétablir des finances en voie de disparition. Sinon, pourquoi l’installation précipitée rue de Lille et les objets de valeur qui en sont prélevés ?

— D’accord, reprit Aldo, mais pourquoi Vauxbrun ? Ce que je voudrais savoir, c’est qui l’a fait entrer dans le jeu. Qui est le personnage – un ami, paraît-il ? – qui l’a envoyé à Biarritz pour y rencontrer les Mexicains ? Bailey m’a dit qu’il avait voulu assister à une vente de château où il y avait des pièces intéressantes. Or le XVIIIe siècle n’est pas l’époque préférée au Pays basque. D’autre part, Tante Amélie vient de nous apprendre qu’il s’agissait plutôt de le rendre sensible au sort des Vargas, afin de les guider en quelque sorte dans leur projet de racheter la maison en question. Alors, qui a servi d’intermédiaire entre les Américains de Miguel – donc la famille ! – et Vauxbrun ?

— Bailey ne le sait pas ?

— Il ne me l’a pas dit mais…

Aldo consulta sa montre :

— Je vais l’appeler au téléphone. Il doit être encore au magasin…

Quelques minutes plus tard, il remontait mais ne cacha pas que l’on en était toujours au même point et que Bailey n’en savait pas davantage. Un soir, après avoir suivi à l’hôtel Drouot une vacation de tapis de la Savonnerie et autres éléments décoratifs de grand style, Vauxbrun était passé au magasin prévenir son fondé de pouvoir qu’on lui avait signalé une vente intéressante aux environs de Biarritz, qu’il partirait le lendemain, afin d’avoir le temps de se faire une idée avant le jour fixé, et que, comme d’habitude, il s’en remettait à lui pour les affaires courantes. Ajoutant seulement qu’il comptait descendre à l’hôtel du Palais et tiendrait Bailey au courant de la suite !